Entre progrès et prudence, une souveraineté à conquérir

En moins d’un mois, deux nouvelles solutions technologiques luxembourgeoises très médiatisées ont été lancées sur le marché – un service cloud, Clarence, et une messagerie instantanée, Luxchat – avec cela en commun d’être qualifiées de « souveraines ». Une forme de chauvinisme économique aurait-elle gagné le Grand-Duché ? Tout est une question de point de vue…

Elle avait été annoncée en novembre 2022, à l’occasion des Luxembourg Internet Days ; elle a été lancée un an plus tard presque jour pour jour, lors du même événement. Luxchat est la première messagerie instantanée nationale, sécurisée et souveraine destinée au grand public et aux entreprises luxembourgeoises. La volonté de ses initiateurs : « proposer une alternative nationale aux applications de messagerie instantanée existantes, dont le modèle économique s’appuie le plus souvent sur la monétisation des données des utilisateurs ».

Quelques jours plus tôt, le 25 octobre, Proximus et LuxConnect, eux, dévoilaient officiellement Clarence, joint-venture via laquelle ils proposent une nouvelle plateforme cloud souveraine et déconnectée. « Basée sur la technologie Google Cloud, cette proposition unique garantit la confidentialité et la sécurité des informations les plus sensibles en donnant la maîtrise des données et en offrant l’autonomie totale de l’opérationnalité. Clarence respecte les normes éthiques les plus élevées dans la protection des données, la confidentialité, la transparence et la conformité réglementaire », a déclaré Paul Konsbruck, CEO de LuxConnect.

C’est tantôt affirmé sans détour, tantôt suggéré à demi-mots : les solutions dites souveraines, qui se multiplient un peu partout sur le Vieux Continent, se sont développées en réaction à l’hégémonie des géants de la tech états-uniens et à l’accès d’entreprises et autorités américaines aux données des Européens. Outre-Atlantique, les efforts de renforcement de la souveraineté numérique européenne ont d’abord été perçus comme protectionnistes et discriminatoires envers les entreprises américaines. Depuis l’administration Trump, qui a élevé la compétition avec la Chine au rang de priorité, le regard a néanmoins changé puisque, lorsque la souveraineté numérique européenne est entendue comme « volonté d’émancipation » vis-à-vis du concurrent chinois, Washington a plutôt tendance à la soutenir, voire à s’en inspirer1.

Ce qui pousse l’Europe à s’affranchir de ces deux économies en imposant ses règles à leurs acteurs ou en développant ses propres solutions, c’est bien entendu un pressant besoin de sécurité. Celui-ci est évident depuis les années 2010 et les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance américaine – la souveraineté numérique est d’ailleurs une priorité de la première heure de la Commission européenne pour 2019-2024 – et s’est renforcé au fil du temps, notamment à la suite de la crise sanitaire qui a remis sur le tapis la question de la souveraineté économique en général, ou plutôt de « l’autonomie stratégique » selon la sémantique de l’UE, renvoyant les Européens à un exercice d’équilibre délicat entre adaptation au nouveau contexte international et tradition d’ouverture commerciale. Et enfin, comme le faisait remarquer Xavier Bettel en visite chez Google en mars, « la situation géopolitique actuelle intensifie encore davantage la demande de technologies hautement sécurisées ».

Or, au Luxembourg, plus de 400 projets de digitalisation sont en cours de développement. Certains, à l’instar de l’eWallet, un portefeuille d’identité numérique, engagent des données personnelles et sensibles. Nul doute que les nouvelles solutions souveraines qui arrivent sur le marché permettront, plus que le développement d’un « patriotisme économique » luxembourgeois, le déploiement de ce type d’initiatives sensibles – mais clés pour l’avènement d’un « État moderne au service des citoyens » tel qu’imaginé par le nouveau gouvernement – en toute sécurité.

Par Adeline Jacob

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