Au service de l’intérêt général

Aline Muller

De nombreux pays occidentaux souffrent d’une perte de confiance envers la science. Si certains confondent l’égalité des droits avec l’équivalence des compétences, d’autres préfèrent croire plutôt que savoir. Si ce chamanisme contemporain est parfois porté aux plus hautes instances du pouvoir, le Luxembourg semble bien heureusement préservé et témoigne de la confiance en ses institutions académiques. Rencontre avec la directrice du LISER (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research); portrait d’Aline Muller.

 

Le doctorat ou le graal initiatique

Est-il possible de consacrer cinq années à l’étude d’un sujet et à la rédaction d’une thèse sans passion? Pour Aline Muller, «le doctorat est une aventure tant scientifique qu’humaine» qui oscille entre la lumineuse frénésie intellectuelle et la féconde lenteur de la recherche. Toute la complexité du travail scientifique réside dans la tension qui régit ces deux pôles où rien n’est défini par avance. Chanceuse d’avoir davantage côtoyé les cimes que les abîmes, elle préfère les superviseurs qui laissent une certaine marge de manœuvre à leur doctorant. Cette liberté, nécessaire au cheminement vers l’indépendance, a un prix: «celui des détours enchanteurs».

Plongeant dans ses propres souvenirs, elle confesse s’être lancée avec l’insouciance d’aucune ambition carriériste. Empruntant ce chemin initiatique qui renseigne tant sur le soi professionnel que sur l’être intime, l’acharnée de travail sait qu’elle peut compter sur sa capacité à mobiliser ses forces lorsqu’il le faut. À l’époque de ses études, cette robustesse favorise moins la constance que les pics de labeur et le reste de l’année, la vie estudiantine était douce… Autant de forces et de faiblesses qu’il aura fallu apprendre à dompter.

 

Genèse d’une curiosité

Un environnement familial favorable, un professeur influenceur d’éternité ou un livre nonchalamment pioché dans le rayonnage d’une bibliothèque et la nature curieuse de l’enfance s’embrase à la moindre étincelle du savoir. La jeune fille, attirée par le débat d’idées sur les questions philosophiques, cherche très tôt à confronter les siennes. Les pensées se nourrissent de l’altérité, se cultivent de champs divergents et se récoltent de nouvelles perspectives. Si penser seul, c’est presque toujours penser comme tout le monde alors seule l’altérité forge une réelle autonomie de raisonnement et permet de penser par soi-même.

L’excellente élève aux examens n’est pas toujours la plus sage en classe. L’autorité parentale porte un regard attentif sur les résultats mais ferme les yeux sur la manière de les obtenir et le «débrouille toi pour réussir», glissé de temps à autre pour l’encourager est interprété comme «tu peux être turbulente tant que tu as de bonnes notes».

L’intérêt pour la chose publique éclot naturellement dans la conscience lycéenne et plus précisément pour les concepts fondamentaux sous-jacents comme la liberté: quelles sont les limites de la liberté individuelle au sein d’une société démocratique, quand commence la confrontation avec l’intérêt général, où sont les justes mesures? L’adolescente du Lycée de Garçons d’Esch-sur-Alzette aurait donc pu choisir philo mais sa bosse des maths lui assurait de très bons résultats avec un minimum d’investissement. Bac en poche en 1992, elle suit une classe préparatoire en mathématiques fait un MBA (Master’s Degree in Business Administration) à l’Université de Liège avant de se lancer dans un doctorat de 2000 à 2005 à l’Université de Maastricht.

«La Finance est un moteur fondamental de l’économie, il joue le rôle d’intermédiaire du développement économique et son étude permet de mieux comprendre le fonctionnement de l’activité économique des entreprises». Le département Finance est alors en plein essor et se compose d’une bande de copains qui veulent décrocher les étoiles. «Des poissons dans l’eau» bénéficiant d’un bain intellectuel international et bercés d’une certaine insouciance; «nous marchions pieds-nus dans les couloirs sans savoir de quoi demain serait fait», sourit-elle. L’ambiance bobo-babacool reste néanmoins studieuse et la focalisation sur l’internationalisation des travaux lui impose de s’envoler pour les Etats-Unis dès sa première année de doctorat. «Il fallait se confronter au plus vite aux autres scientifiques et parfois à des idées à l’opposé des miennes. Jeune et inexpérimenté, on se fait parfois ratatiner mais on apprend à se défendre», explique-t-elle.

 

Un tempérament

Dans l’articulation des carrières, il arrive que l’intérêt particulier se substitue à l’intérêt collectif et la morale douteuse devient inacceptable dès lors qu’on refuse la transparence. La jeune doctorante se faisait une très haute idée des institutions de recherche publique qu’elle considérait comme des sanctuaires indemnes de toute compromission. La déception était d’autant plus grande lorsqu’elle constatait qu’une partie de l’environnement académique tolérait ces comportements. La passion du bien public ne saurait à elle seule désarmer ces mécanismes de stratégies individuelles. Si elle se veut désormais un peu plus patiente, usant de persévérance et de détermination dans le dialogue, elle n’en reste pas moins un fervent défenseur de l’intégrité.

Les réseaux se tissent à mesure des publications, des voyages et des collaborations. Au travers des conférences internationales d’un bout à l’autre de la planète, elle fait un autre constat: l’aveuglante et silencieuse absence de femmes. Un lien particulier se tisse entre les quelques scientifiques femmes présentes comme pour mieux contrer la méfiance ambiante. «Lorsqu’on emmène son bébé en conférence, cela suscite quelques froncements de sourcils, de la curiosité aussi et de la sympathie de quelques-uns». Il serait donc chimérique d’imaginer qu’on y est uniquement considéré pour son travail car le cheminement d’une carrière ne se fait pas indépendamment du genre, de l’âge et des pays d’origine. Les universités travaillent à ce rééquilibrage et Aline Muller considère que la discrimination positive est une concession nécessaire au regard de la situation actuelle car «les mesurettes ne suffiront pas à recomposer certains domaines dont les femmes sont absentes. Et ce, jusqu’à ce que le travail de fond – qu’il est impératif de mettre en œuvre – porte ses fruits».

 

Rattrapée par le collectif

Travaillant sur la finance de marché et la rentabilité des portefeuilles, le rôle plus fondamental de moteur du développement économique lui manque. Comme attirée par des projets plus collectifs, son esprit s’emploie au développement financier des pays d’Amérique latine, des banques centrales en Afrique, à l’optimisation des montages financiers pour l’aide au développement. Son attention porte sur le fonctionnement d’un secteur financier au service du développement économique durable d’un pays.

Elle s’efforce notamment à mettre le secteur financier au service de l’art et de la culture qu’elle considère comme «les plus précieux éléments qui nous unissent et qui fondent notre collectif». Embarquant l’une de ses classes de master, elle porte un projet de soutien à la réhabilitation, la réouverture et la bonne gestion d’un cinéma à Bobo Diolassa au Burkina Faso. L’impact de cette mission s’étend jusqu’au social, favorise la rencontre de personnes passionnées, passe par le soutien à un atelier de pirogues pour les pêcheurs locaux et aboutit à un important projet d’appui à l’entrepreneuriat et à l’innovation. Preuve s’il en est que les financiers peuvent apporter leurs compétences à l’analyse des besoins d’un projet, en l’optimisant et en le rendant durable.

 

Le Luxembourg à la loupe

Une occasion de revenir au Luxembourg se présente au départ de son prédécesseur à la tête du LISER. La décision se nourrie du constat que l’institution composée d’éléments brillants ne jouit pas de la visibilité et de la reconnaissance méritées. Trouver les combinaisons adéquates afin d’articuler ses missions académiques et sociétales suffisent à la convaincre.

Le rôle du LISER est d’observer, analyser et anticiper les mutations sociétales. Les femmes et les hommes qui le composent étudient les fonctionnements, les disfonctionnements, les dynamiques, en tirent une compréhension de la société et anticipent ses mutations futures. L’enjeu est l’élaboration de politiques publiques plus efficaces, plus durables et plus inclusives.

Jouissant d’une résonnance médiatique, le LISER suscite et nourrit les débats de manière indépendante. Ses domaines de recherche le rapprochent naturellement de certains ministères et acteurs privés mais reste peut-être à travailler une relation plus étroite avec les débats parlementaires et citoyens. La renommée du LISER porte également sur la scène européenne et notamment grâce au réseau européen des politiques sociales qu’il dirige. Les garanties de traitements des enfants, les migrations, la santé publique, les inégalités sociales sont quelques-uns de ses domaines de recherche prioritaires.

Le Luxembourg est «un intarissable et passionnant laboratoire de recherche» qui s’inscrit au centre de l’Europe dans une vision stratégique visant à optimiser le développement économique, social et technologique. Le LISER rappelle ainsi que ce développement doit se faire en cohérence avec l’activité et les préférences humaines. «Les citoyens doivent être mis au centre des préoccupations dès la conception des technologies car faire coller les technologies aux citoyens reviendrait à créer un décalage perpétuel».

Elle, dont l’âme eut été nourrie des merveilles d’Apollinaire, Prévert, Camus, enchaîne des lectures sur les ressources humaines. Car c’est en effet l’un de ses grands chantiers de la rentrée: développer une politique RH qui soit un moteur de développement du LISER et un catalyseur de carrières. Élaborer un cadre de développement riche et épanouissant la motive, peut-être même est-ce ce qui la caractérise, nous dit-elle «en tant que mère bien sûr, en tant que scientifique tout autant mais ici, à cette place, avant tout en tant que directrice du LISER».

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