L’ivresse des passions
Dans un Spleen des Fleurs du Mal, Baudelaire assure que «l’ennui, fruit de la morne incuriosité, prend les proportions de l’immortalité». La proposition renversée concèderait que l’activité pousse sur l’arbre d’une joyeuse curiosité qui prend racine dans la passion. Et l’enivrement de convaincre par le verbe ou de travailler la matière de son geste n’enthousiasme-t-il pas l’avocat comme l’artisan? Portrait de Tom Wirion, directeur de la Chambre des Métiers.
«Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage»
La passion enfièvre tant les domaines intellectuels que manuels mais les artisans ont peut-être une disposition plus propice à la trouver. Sinon comment expliquer que les cadres de grandes entreprises sont toujours plus nombreux à faire le choix d’une reconversion professionnelle dans la pâtisserie, la menuiserie ou la décoration florale? Créer, gérer, commercialiser, innover, c’est se lever à l’aube d’une mission à accomplir et se coucher au sentiment d’avoir été utile.
Fils d’un professeur d’économie et d’une mère au foyer, Tom Wirion grandit dans une famille traditionnelle des années soixante-dix. Il suit aisément le chemin classique des bons élèves et au regard de ses maladresses manuelles (son épouse ne manquera pas de le lui rappeler à chaque bricolage dominical), s’oriente vers une filière littéraire. L’autorité parentale est bienveillante des choix lycéens qui se font moins en prévision d’un emploi que des goûts du moment. Le gamin est sensible à l’art et dévore Baudelaire, Balzac ou Goethe avec appétit. Les langues (français, allemand, anglais et espagnol) apparaissent d’abord comme des moyens d’accès à d’autres cultures, l’histoire à une mémoire préhistorique, la littérature aux pensées humaines et la poésie aux beautés du monde.
Dans le jardin adolescent des ambitions professionnelles, différentes envies éclosent. L’enseignement d’abord, mais son activité de chargé de cours pour aider d’autres lycéens en rattrapage d’été ne lui permet pas de s’y projeter. Le journalisme ensuite, mais le paysage éditorial de l’époque n’offre pas ou peu de spécialisation et les charmes de couvrir une énième kermesse de village lui sont fanés. Il est néanmoins séduit par l’expression universitaire qui veut que «le droit mène à tout à condition d’en sortir». Un cabinet a la gentillesse d’accepter l’étudiant pas très utile pour observer le fonctionnement d’une Etude. L’intérêt naît alors avec la sécurité rassurante de pouvoir s’en libérer un jour.
Aujourd’hui directeur d’une institution, force est de reconnaître qu’il en est sorti mais la structure de pensée et la méthodologie du droit, bien que distendue, continue de l’animer. C’est même rassurant dans la mesure où il pourrait retourner au Barreau un jour, «à condition d’un grand effort pour revoir la jurisprudence», sourit-il.
Souhaitant une faculté réputée mais également la plus éloignée possible du Luxembourg, il fait sa maîtrise à Aix-Marseille de 1989 à 1992. Prendre de la distance sur le connu pour mieux l’apprécier, s’arracher du familier pour mieux le regarder, repérer les ressemblances et les dissemblances; la conscience nietzschéenne du potentiel de son propre pays naît depuis l’étranger et c’est ce qui lui donnera envie d’y revenir.
Major de promotion, le Luxembourgeois aime le verbe, la rhétorique, la séduction par le mot et participe à des concours de plaidoirie. Notamment au concours Jean-Pictet dont l’un des objectifs est de sortir le droit des livres. Il enchaîne les nuits de travail en solitaire mais aussi en équipe dans les bars. N’étant pas un théoricien du droit, il refuse les propositions de thèse et de poste de maître de conférences pour intégrer en 1992 (le traité de Maastricht vient d’être signé), le prestigieux Collège de l’Europe de Bruges. Les sciences politiques lui donnent à comprendre le fonctionnement et la philosophie des institutions européennes et les professeurs affluant du monde entier apportent, chacun dans leurs bagages, la philosophie juridique de leurs pays.
Après l’admission au Barreau, il plaide, défend, «fait bouger les lignes» pendant plusieurs années. Avocat à la Cour, il collabore avec un cabinet allemand dans l’idée de monter un cabinet d’avocats européen qui ne verra jamais le jour.
«Un avocat à la Chambre»
Spécialiste des contentieux, du droit du travail et du droit administratif, l’avocat traite beaucoup de litiges entre commerçants et clients et si une grande partie de sa clientèle vient de l’artisanat, il n’imagine pas encore tout ce que le secteur recouvre de concret, de vivant et de compétences.
C’est un concours de circonstances qui le porte à la Chambre des Métiers. Ses quelques certitudes quant à sa valeur au Barreau s’embrument dès lors qu’il s’imagine sur le marché privé. Il réalise alors un entretien d’embauche, entre deux audiences au tribunal, avec le goût du défi personnel. On lui donne deux semaines pour réaliser un travail à domicile qui fainéantera sur son bureau et trois jours avant l’échéance, il se dit que le sujet est vraiment intéressant, que ce serait trop bête. Il rédige un papier sur la cacophonie des législations en matière de travail clandestin…
Il rentre à la Chambre des Métiers en 1999 et les premiers mois sont difficiles, notamment parce que si les langues sont communes, le langage diverge encore. «Je parlais un jargon de tribunal et il m’a fallu du temps pour m’adapter aux rouages de la maison». Nonobstant sa démission du Barreau et sa robe d’avocat au placard, les bruits de couloirs murmurent qu’il y a désormais un avocat à la Chambre. Sa première mission est de mettre sur pied le nouveau service juridique dont l’objectif est de donner des info-conseils concrets aux entreprises. Dix ans plus tard, il devient directeur adjoint, puis directeur en 2014.
«O Captain! My Captain!»
Il sait que sa principale mission, qui est de changer l’image de l’artisanat, n’est pas encore remplie mais assure aussi que les progrès sont notables.
«De nombreuses initiatives ont été entreprises afin de promouvoir le secteur. Si les prix Créateur et de l’Innovation avaient du mal à trouver des candidats à leur lancement en 2006, les postulants affluent désormais. Contrairement à l’économiste, au politique ou au commentateur, l’artisan parle peu d’innovation mais la réalise au quotidien car il en va de la pérennité de son activité». La prise de conscience du secteur ne saurait pour autant, à elle seule, déraciner les stéréotypes profondément ancrés dans les mentalités.
Si Tom Wirion reconnaît les avancées, notamment dans l’accord de coalition qui prévoit une réforme de l’apprentissage et une modernisation du brevet de maîtrise afin d’en faire plus encore un diplôme de référence, il regrette néanmoins une véritable réforme de l’orientation. «L’orientation professionnelle se fait trop souvent à défaut de réussites dans la filière classique». Si l’artisanat est le premier secteur formateur du pays avec 1.800 contrats d’apprentissage, si les diplômés trouvent rapidement du travail sur le marché qui compte quelques 95.000 emplois et 7.500 entreprises, «beaucoup trop de candidats arrêtent en cours de formation parce qu’ils ont été mal orientés».
Le système idéal guiderait le jeune selon ses aptitudes théoriques, manuelles, techniques, linguistiques et scientifiques. Le père de famille qu’il est le vit régulièrement. L’aîné de ses deux enfants est apprenti dans une filière technique alors que sa cadette suit une filière classique en Lettres. Si les deux sont pleinement épanouis dans leurs domaines respectifs, c’est bizarrement toujours l’aîné qui recueille les onomatopées d’étonnement des proches
Les gestes du service
Jusqu’à la Renaissance, il n’y avait aucune distinction entre l’artisan et l’artiste. Les deux mots ont en commun la racine latine «ars» qui signifie «habileté, métier, connaissance technique». Le premier met son geste au service du plaisir, le second au service des autres.
Quelques semaines seulement après l’incendie de Notre-Dame de Paris, on imagine les artisans-artistes du Moyen Âge, travaillant un siècle durant à la lueur des lanternes, maîtrisant chacun de leurs gestes pour donner naissance à une bâtisse qui deviendra le symbole de Paris et dans une autre mesure, de l’Occident. Ce corps vivant constamment en chantier a traversé les deux Guerres mondiales, échappé aux conflits sociaux, est rescapé des flammes de la Commune et des pillages de la Révolution. Survivante à 850 ans de circonstances, Notre-Dame de Paris est une idée plus forte que les Hommes. Mais c’est bien au XXIe siècle technologique qu’elle s’est enflammée.
Ces dernières années Tom Wirion a pris conscience d’un élément qui lui avait jusqu’alors échappé. Outre le geste, l’artisan conçoit, met en œuvre, commercialise et gère. Sa main est guidée à la lumière des imaginations, des réflexions, des capacités à innover. C’est pour cela qu’il est convaincu que la digitalisation métamorphosera mais ne tuera pas l’artisanat.
Par Julien Brun