Le Luxembourg anéanti

Il pose une question choc et fait du bruit dans les sphères politique, cinématographique et privée. Le docu-fiction «An Zéro – Comment le Luxembourg a disparu», diffusé sur ARTE le 21 avril, nous plonge dans une Europe où le Grand-Duché serait rayé de la carte suite à un accident nucléaire majeur à Cattenom. Cette centrale lorraine, située à 10 kilomètres de la frontière luxembourgeoise et à 35 kilomètres de la capitale, cristallise en effet de nombreuses tensions depuis des décennies, le Luxembourg estimant son système de sécurité défaillant. Scénario plausible donc pour ce film d’anticipation co-réalisé par Julien Becker et Myriam Tonelotto.

Derrière l’écran, le téléspectateur s’immisce dans le quotidien d’Hervé, avocat et père de famille eschois campé par Luc Schiltz, et Emma, journaliste insatisfaite interprétée par Sophie Mousel, jusqu’à ce que tout bascule. De la fuite de l’accident nucléaire sur les réseaux sociaux à l’évacuation des populations en passant par les mouvements de panique, Julien Becker, réalisateur du volet fiction, a voulu «imaginer le pire afin de lancer le débat». En effet, à ce scénario catastrophe, que d’aucuns qualifient de «sensationnaliste», réagissent une série d’experts qui commentent le déroulement de l’histoire et imaginent les conséquences de la catastrophe… jusqu’à ce que ne s’installe une espèce de dialogue de sourd où fiction et documentaire semblent ne plus se répondre, le second dépassant la première et soulignant ses lacunes au passage. Là où politiques, historiens, constitutionnalistes et autres experts parviennent à mettre des mots sur certaines éventualités, la fiction peine à illustrer l’invisible: la disparition d’un État de droit, l’extinction progressive de l’identité culturelle d’un pays, les pathologies de l’exil, etc. Aux abonnés absents également, «l’an zéro» annoncé par le titre. Les réalisateurs nous transportent en réalité du Jour-J à l’an trois, éludant l’exode des évacués.

Mais ce qui suscite la polémique n’est pas tant ce que la fiction peinerait à reproduire que ce que le documentaire occulterait. Myriam Tonelotto, co-réalisatrice du film en charge du volet documentaire, a elle-même désavoué cette production qui, selon elle, omettrait délibérément certains aspects scientifiques jugés dérangeants pour les anti-nucléaires. En supprimant du montage les interventions de certains experts qui nuançaient le scénario catastrophe de la fiction, ARTE et la NDR (Norddeutscher Rundfunk, chaîne régionale allemande et coproductrice du film) se sont attiré les foudres de la co-réalisatrice qui dénonce une censure idéologique. La version diffusée par la chaîne franco-allemande est selon elle anti-nucléaire mais aussi peu scientifique puisqu’elle sous-entendrait que l’exil sans retour serait la seule option des Luxembourgeois. Or, en termes d’impacts sur les populations, de récents rapports sur les dernières catastrophes nucléaires tendent plutôt à incriminer leur mauvaise gestion plutôt que les retombées radioactives elles-mêmes.

Ce désaveu aura certainement servi au docu-fiction en soulevant certaines questions auxquelles le film s’est gardé de répondre, ouvrant ainsi complètement le débat. L’accusation de censure confronte le téléspectateur à la critique du discours qui lui est proposé. Les divergences de vues entre les deux réalisateurs les poussent à s’interroger sur un genre cinématographique hybride qui jongle entre pure fiction et approche scientifique.  À cet égard, le parti pris des réalisateurs (un scénario qui joue sur la corde émotionnelle entrecoupé de témoignages d’experts dans un cadre aseptisé) a cela d’honnête qu’il ne brouille pas les lignes entre fiction et réalité. L’acteur reste artiste, l’intervenant seul est expert, dans le plus grand respect du spectateur, mais au détriment de l’harmonie de l’ensemble. Il est alors légitime de se demander si la rencontre des genres était opportune… Quoi qu’il en soit, si la volonté était de susciter le débat, le pari est réussi. Les questions soulevées sont percutantes. L’onde de choc continuera sans doute à se répandre.

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