S’armer du courage d’oser

C’est alors que le soleil déclinant teintait de sa lumière automnale les voûtes du cloître de l’Abbaye de Neumünster, qu’Ainhoa Achutegui, sa directrice, a accepté de nous livrer son histoire. Assise au pied d’une exposition de l’artiste luxembourgeoise Désirée Wickler, elle nous parle de son parcours marqué par la force d’une conviction féministe, une passion dévorante pour la création artistique, la dureté d’un travail acharné et ce sourire éclatant qui semble l’avoir toujours animée.

 

Naissance d’un amour pour l’art

Ainhoa Achutegui naît à Caracas, au Venezuela. Alors qu’elle est âgée de cinq ans, son père, diplomate, s’installe dans la capitale autrichienne pour des raisons professionnelles et emmène sa famille avec lui. Malgré la distance, la petite Ainhoa garde des liens très forts avec son pays natal où elle passe ses jeunes étés. A Vienne, le foyer familial ne manque jamais d’animation et devient un lieu de rencontres et d’échanges avec les communautés latino-américaines et caraïbéennes.

C’est dans l’émerveillement de l’enfance que naît sa sensibilité artistique. Tous les dimanches, sa mère les emmenait religieusement, ses frères et elle, au musée d’art moderne de Vienne. C’est également de ses parents, qu’elle décrit comme cinéphiles fanatiques, qu’elle hérite d’une passion pour les arts visuels. Leurs montagnes de cassettes-vidéos étaient chacune l’occasion nouvelle d’un moment de partage et de découvertes que l’enfant dévorait avec avidité.

L’illusion cinématographique

L’élève studieuse et appliquée qu’elle était grandit. Elle se mue progressivement en une adolescente ne laissant passer aucune occasion offerte par un exposé ou une dissertation de faire éclore les débuts d’une conviction qu’elle appelait déjà, sans doute prématurément, féministe. Poussée à prendre son envol vers la France et ses universités par ses professeurs du Lycée français, l’étudiante ne s’en sent pas encore la maturité et opte pour un cursus en philosophie et sciences du théâtre à Vienne.

Ce premier parcours académique est évidemment tourné vers le théâtre, mais la matière dont elle tirera l’enseignement le plus utile pour sa vie personnelle est la philosophie. Qu’est-ce qu’un genre? Que signifie être femme? «Simone de Beauvoir disait très justement «on ne nait pas femme, on le devient». Cette citation a pris pour moi tout son sens à la lecture de l’approche théorique du féminisme de Judith Butler. Tous nos comportements sont déterminés par des schémas sociaux liés à notre genre. Les Gender Studies et mes lectures féministes m’ont montré qu’il était possible de renverser ces codes, de dépasser ce conditionnement et d’oser davantage, en tant que femme», nous explique-t-elle.

Au terme de ce cursus, Ainhoa Achutegui est persuadée qu’elle dédiera sa carrière au cinéma d’auteur. Tout en enchainant de petits boulots à différents niveaux de production, elle entame un master en gestion de projet dans l’objectif de consolider les compétences nécessaires à la vie professionnelle à laquelle elle se destine. Mais le monde du cinéma ne correspond ni à ses attentes, ni à sa philosophie de travail. Trouvant celui-ci trop proche de considérations économiques et trop éloigné des arts, elle se passionne davantage pour la danse et le théâtre: «Le problème du cinéma est que le résultat final doit être parfait. En m’investissant dans des projets en danse et en théâtre, j’ai découvert une ambiance de travail qui laissait la place à la spontanéité, à l’erreur et à l’humeur de l’artiste, donnant lieu à des prestations uniques». Sensible à la performance, au laid ou encore à l’engagement, c’est à travers les danses contemporaine, conceptuelle ou engagée qu’elle retrouve l’expression spontanée du vrai qui la touche tant. En se lançant sur cette nouvelle voie, Ainhoa Achutegui a également entamé un second cursus en gestion de projets culturels.

 

Au carrefour des possibles

A tout juste 26 ans, trois propositions professionnelles intéressantes s’offrent à elle. Accumulant une certaine expérience dans la production cinématographique, on lui propose deux postes dans ce domaine. Mais c’est la troisième offre qui retient son attention. Assistante du directeur artistique du Werkstätten und Kulturhaus (WUK) à Vienne depuis quelques mois à peine, ce dernier remet sa démission et la recommande pour sa succession. Elle accepte pour une simple raison: il s’agit du défi qui lui serait le plus difficile à relever. Sans dénigrer l’importance de l’expérience dans un parcours professionnel, Ainhoa Achutegui insiste également sur le pouvoir du potentiel qui ne demande qu’à se concrétiser en compétences à un poste donné: «En tant que femme, nous devons valoriser notre potentiel! Ce poste m’a demandé un énorme investissement, nous avions 103 artistes en résidence et une programmation variée. Je n’ai jamais autant travaillé dans ma carrière, mais c’était aussi la plus belle expérience de ma vie», se souvient-elle.

 

L’art de diriger

C’est une histoire d’amour qui poussera la jeune femme à s’établir au Luxembourg. Postulant à distance auprès du Centre des Arts Pluriels d’Ettelbruck (CAPE), elle est directement engagée en tant que directrice artistique. Elle doit alors s’acclimater à une autre approche de la culture: le public luxembourgeois, à mille lieues du viennois, se sent concerné par la programmation du CAPE et lui donne son avis au terme de chaque spectacle. Elle qui avait jusqu’ici dû se battre pour attirer les spectateurs devait à présent entendre leurs critiques, élogieuses ou mécontentes, dès la fin d’une représentation. Mais la nouvelle directrice se prend au jeu; elle se nourrit de leurs échanges et apprend même le luxembourgeois pour renforcer ce lien.

Son équipe très soudée la porte et, petit à petit, elle réussit la prouesse de donner au CAPE une visibilité à l’échelle nationale mais aussi internationale. Au bout de huit ans pourtant, lorsque le poste de directrice à l’Abbaye de Neumünster se libère, elle ne peut ignorer cette opportunité et décide de postuler, malgré l’avis défavorable de son entourage. «Tout le monde était persuadé qu’ils n’embaucheraient qu’un homme luxembourgeois d’un certain âge. J’ai travaillé dur pour passer les tests d’embauche car je savais que je possédais de l’expérience nécessaire pour assumer ce rôle. Je voulais prouver qu’une jeune femme pouvait être sélectionnée pour la phase finale, même si elle ne décrochait pas le poste», dit-elle pleine d’entrain.

 

Défendre et s’engager

Ce poste qu’elle espérait tant finit même par dépasser ses attentes. Passion et enthousiasme transparaissent d’ailleurs avec force lorsqu’elle évoque les missions qui lui sont confiées: «J’aime particulièrement l’art lorsqu’il est engagé, vecteur d’un message. neimënster me permet de m’inscrire dans cette lignée en programmant des conférences, expositions ou encore spectacles enrichissants, sur des sujets sociétaux forts et variés. J’aimerais encore faire évoluer neimënster en renforçant la résidence d’artistes, pour qu’ils investissent véritablement le lieu!».

Connue pour son engagement féministe, on lui propose en 2015 la présidence du planning familial. «Le poste est particulièrement exposé aux critiques publiques, mais je crois en la cause et j’ai accepté cette responsabilité sans hésiter», explique-t-elle. Depuis son arrivée, des dossiers comme le remboursement de la contraception, la suppression de la taxe tampon ou encore la présence soudaine d’un titulaire de classe lors des séances d’information en école primaire sont traités. Elle conclut sur une note d’espoir: «Je suis pour l’égalité entre les femmes et les hommes et les quotas sont un bon moyen d’y parvenir. A compétences égales, je pense qu’une femme assumerait aussi bien ses responsabilités qu’un homme; or, sans ces quotas, les hommes seraient sans doute privilégiés, surtout pour les postes à responsabilité. Je pense que les femmes doivent arrêter de se sous-évaluer, s’entraider davantage et surtout, oser…».