Le conseil bienveillant d’un citoyen

C’est au fil de sa carrière dans le conseil, l’industrie et les startups que Philippe Wery a mûri son envie de faire du conseil autrement, ce qu’il réalisera en 2017 en intégrant Arendt et en créant Arendt Business Advisory. Bien ancré dans les préoccupations locales et non dans les hauteurs de l’idéalisme international, Arendt a développé depuis plus de 30 ans un ADN luxembourgeois et a travaillé pour les principaux acteurs du tissu économique et du secteur public du pays. Arendt Business Advisory renforce cet ADN au travers de son dirigeant qui dévoile sa vision d’un professionnel du conseil impliqué et farouchement citoyen. L’interview pour la couverture de ce numéro balaie les problématiques auxquelles le Luxembourg doit faire face, secoue quelques idées reçues et propose des pistes de réflexion pour y répondre.

 

Le problème écologique est aujourd’hui de tous les débats. Néanmoins, d’autres défis majeurs semblent émerger des avis des prévisionnistes. Quelle est votre position sur l’enjeu luxembourgeois des années à venir? 

Dans un monde légitimement focalisé sur l’enjeu écologique et la nécessité impérieuse de modifier l’empreinte de nos sociétés au sens large vers un modèle de circularité et de durabilité, des voix s’élèvent effectivement de plus en plus fréquemment pour avancer la problématique, au moins aussi prégnante, de l’explosion démographique attendue dans les 30 années à venir.

A l’échelle de notre planète, cette croissance démographique inconnue jusqu’alors dans l’Histoire, pose au moins deux problèmes immédiats à la réalisation de nos objectifs écologiques: d’une part nos efforts risquent d’être freinés par un volume de consommation et d’utilisation des ressources plus important, par simple logique mathématique, d’autre part le principe de croissance perpétuelle, fondement de notre modèle économique depuis la révolution industrielle, mais décrié aujourd’hui comme étant intenable et contre-productif aux objectifs de durabilité, aura probablement encore de beaux jours devant lui avant de connaître sa transformation tant attendue par beaucoup.

A l’échelle de notre pays, les prévisionnistes et les groupements d’experts s’accordent également à anticiper une croissance significative de la population à l’horizon 2050 avec le logement et la mobilité comme les deux pierres de notre mythe de Sisyphe.

Deux éclairages s’imposent. D’abord il s’agira d’une inflation démographique au moins autant importée qu’organique. En effet, notre pays continuera à attirer des ressources importées, en cela soutenue par une politique gouvernementale d’investissement dans des secteurs innovants et attractifs de ressources expertes. Ensuite, l’enjeu dépasse amplement le logement et la mobilité. En effet, l’offre de soins de santé et les capacités hospitalières, l’accueil en crèches et en maisons de soins, la demande plus générale en infrastructures de diverses sortes, l’accès à des services communaux et étatiques efficaces et aptes à traiter le volume accru de demandes, l’offre en matière d’éducation, la gestion de déchets résiduels même après avoir vertueusement changé nos comportements de consommation, et beaucoup d’autres domaines encore seront impactés par cette croissance et nous devrons collectivement être prêts à y répondre.

 

Le Luxembourg est-il déjà prêt pour une telle croissance démographique?

Non évidemment, et personne n’oserait dire le contraire. Au regard de l’accord de coalition et de diverses publications de la Fondation IDEA ou du LISER par exemple, il est clair qu’il existe une volonté d’agir. Mais avons-nous un plan? Je pense que nous le croyons, mais probablement pas vraiment.

Une réflexion et une action collectives s’imposent pour anticiper «demain», mais aussi pour résoudre «aujourd’hui». Car nous faisons déjà face à certains problèmes évoqués plus haut. Sur ces sujets, le recours à des conseillers professionnels peut procurer une valeur par l’apport de méthodologies, par une vision holistique indépendante, et par la mise en application de techniques éprouvées dans le domaine public comme privé. Nous avons à cœur que notre métier de conseiller soit générateur d’impact positif pour la société.

Ainsi, nous avons eu l’opportunité de travailler sur un certain nombre de sujets porteurs d’impact depuis plus de deux ans et demi maintenant, comme par exemple la gestion des déchets et les stratégies de recyclage, l’organisation d’activités de recherche et de soins de santé, l’amélioration des processus et de la qualité dans un environnement social et public, ou encore sur des problématiques clés de mobilité ou de logement. Nous mettons ainsi au profit des défis du secteur public nos diverses expériences dont celles transposables du secteur privé.

 

Ces problèmes sont donc déjà en partie actuels selon vous?

En partant du principe que nous souhaitons cette croissance et ses conséquences positives sur notre économie nationale, nous devons réagir rapidement car, oui, ils sont déjà un poids pour notre attractivité et donc risquent de réduire le bien-être de vivre au Luxembourg tel que nous le connaissons. En effet, tous les instituts de recherche s’accordent à dire que nous passerons le cap du million d’habitants vers 2050, que cette croissance de 12 à 15.000 nouveaux arrivants annuels à l’échelle nationale (ce qui équivaut à une commune de la taille de la ville d’Hesperange chaque année), ne peut être freinée.

De grands projets immobiliers pourraient techniquement sortir de terre endéans les cinq à dix ans mais nombreuses sont les autorités communales qui préfèrent les étaler à plus long terme. Un choix légitime au regard des ressources humaines, techniques et infrastructurelles nécessaires pour faire face à l’augmentation rapide de leur population.

Pour les entreprises, le problème peut se situer au niveau du recrutement. Attirer les talents, c’est aussi proposer un projet de vie qui ne se mesure pas uniquement au montant du salaire mais à son adéquation avec l’environnement de travail, aux possibilités concrètes de logement ou à la capacité de réaliser des objectifs de vie familiale. L’attractivité de notre économie est toujours importante mais celle de la qualité de vie en général ne fait plus autant rêver à l’international.

Si le logement locatif est encore relativement accessible pour «le haut de la classe moyenne», l’accès à la propriété leur est devenu, comme pour presque toutes les autres franges de notre population, très compliqué voire utopique à atteindre. D’une part l’offre disponible à la vente est trop faible, ensuite les tarifs imposent des prêts d’une longueur ou d’une prise de risque salarial accrues. Sans oublier que les acquéreurs et en particulier les primo-accédants font face à une concurrence aigüe d’acheteurs n’ayant pas pour objectif d’habiter personnellement le bien. Nous sommes confrontés à une forme de double perversion constitutive d’un incroyable paradoxe, celui de la création d’une classe sociale aisée mais appauvrie.

Le modèle immobilier de Luxembourg se construit aujourd’hui sur une plus-value basée sur la vente et non sur le locatif. Le résultat de ce modèle, c’est le manque; le manque de terrains et le manque de logements qui pourraient faire baisser, ou du moins ralentir, l’envolée des prix. Le capital immobilier n’est pas un mal en soi mais il peut devenir pervers dès lors qu’il limite de façon significative l’accès à la propriété.

Le moment de repenser le système est peut-être arrivé. Nous manquons déjà de logements pour les nouveaux arrivants ainsi que de plusieurs milliers de logements sociaux. Si des actions concrètes sont en cours de mise en œuvre pour y porter une solution, ne pourrions-nous pas imaginer au-delà, un programme pour soutenir la primo-accession et redéfinir des contours sensiblement plus stricts en matière de pure spéculation?

 

Vous parlez d’un programme pour soutenir la primo-accession, quel serait-il?

Par exemple en créant un système de logement «sociétal» qui pourrait bénéficier à des personnes qui ont besoin d’assistance, d’un coup de pouce souvent temporaire, mais dont les salaires ne permettent pas de prétendre à un logement social. Il s’agirait entre autres de fonctionnaires ou de jeunes diplômés qui entrent dans la vie professionnelle. Assurer un accès à la propriété à cette catégorie des classes moyennes rendrait de la superbe à notre pouvoir d’attraction. L’Etat a d’ailleurs des outils à sa disposition pour appuyer ce concept, et ce, sans prôner l’encadrement des prix et en veillant à maintenir le principe de libre entreprise. L’emploi des terrains et logements non utilisés, une taxation progressive des plus-values immobilières, des systèmes d’incitation ou d’avances remboursables pour obtenir les prêts bancaires indispensables à l’accès à la propriété, ou la promotion de mécanismes de location-achat, sont autant de pistes à éventuellement explorer.

Sur ces thématiques qui mêlent la modélisation économique, les aspects légaux et réglementaires, les conséquences fiscales ou encore les relations avec le secteur financier, nous disposons des diverses compétences nécessaires, comme conseillers professionnels, pour amener des idées innovantes et aider à planifier leur mise en œuvre.

 

Comment les communes peuvent-elles de leur côté se transformer pour répondre plus efficacement à cette croissance?

Au plus proche de leurs habitants, à l’écoute de leurs préoccupations et connaissant leurs problèmes, les communes ont un grand rôle à jouer dans ce changement de paradigme. Transformer les communes, c’est leur donner les moyens humains, techniques, digitaux et stratégiques de répondre aux besoins de leurs résidents.

La digitalisation est par exemple un enjeu majeur dans la capacité future à gérer des flux croissants de requêtes. Nous sommes appelés à accompagner les communes dans leur projet de digitalisation dans le but d’automatiser tout un ensemble de services à la population aujourd’hui encore réalisés manuellement. Le personnel communal ainsi libéré de ces tâches répétitives pourrait s’atteler à d’autres nécessitant une analyse humaine comme par exemple l’urbanisme et l’aménagement du territoire.

Pour ce qui concerne les besoins des citoyens, il faut également s’attendre à les voir grandir, comme on peut s’attendre à voir des défaillances de marché plus importantes s’installer entre ce que le secteur privé propose et ce que les communes et le gouvernement aimeraient proposer aux citoyens.

L’Union européenne a mis en œuvre des politiques qui dérogent au principe de libre concurrence afin de protéger certains secteurs ou régions fragilisées. Les Services d’Intérêt Économique Général (SIEG) sont des services de nature économique que les États membres soumettent à des obligations spécifiques de service public en vertu d’un critère d’intérêt général. Les SIEG permettent de combler une défaillance du marché, en collaboration ou non, avec le secteur privé afin de subvenir à des besoins non encore pourvus de la population. Et ce qui est possible et efficace dans le transport public pourrait l’être dans le logement ou les services aux familles. Cet outil, qui peut s’avérer très intéressant pour la puissance publique, nécessite cependant d’une part de le constituer avec prudence et précision mais également de le suivre dans ses aspects économiques de manière pointue et transparente. Il s’agit d’une thématique pour laquelle la conjonction des compétences juridiques et économiques dont nous disposons chez Arendt est une valeur ajoutée indéniable. Ainsi, nous sommes en mesure d’accompagner le secteur public en ces matières et les aider à avoir encore plus d’impact, en particulier auprès des personnes nécessitant une plus grande attention voire une aide, telles les personnes âgées, les jeunes, les personnes défavorisées.

 

Vous mentionnez la transparence, n’est-il pas nécessaire de transformer nos gouvernances pour faire face aux défis futurs?

Il existe une confiance certaine et légitime en l’Etat, dans nos institutions et organisations publiques. L’année 2019 a néanmoins été marquée par quelques affaires, défrayant la chronique médiatique luxembourgeoise et révélant que des employés communaux, des fonctionnaires et des élus ont pu commettre des indélicatesses voire des malversations. La société moderne de transparence dans laquelle souhaite s’inscrire le pays et les citoyens, devenus clairement beaucoup plus exigeants quant à la moralité de leurs représentants et des structures publiques et parapubliques au sens large, imposent de repenser la gouvernance à tous les niveaux de la société. Ces pratiques découvertes parfois par hasard démontrent une défaillance sinon un risque dans le contrôle des opérations publiques. Là aussi, une transformation de la gouvernance est indispensable à la préservation de la confiance. La maturité du secteur privé dans le contrôle et la gestion des risques fait désormais partie intégrante de la culture des entreprises. Ces techniques pourraient facilement être adaptées et transposées à l’action publique.

Conscients que la gouvernance et le rôle de dirigeant ou d’administrateur d’organisations publiques ou parapubliques sont complexes et induisent des risques réels et variés, nous avons décidé au sein d’Arendt d’ouvrir un « Governance Center » couvrant toutes les matières indispensables à une saine et transparente gouvernance. Cette offre de services s’adresse aux dirigeants et administrateurs publics comme privés désireux d’encadrer leurs responsabilités de la manière la plus efficace et avec la meilleure gestion des risques.

 

Les conséquences que nous voyons arriver dans 20 ans étant déjà partiellement là, le conseiller professionnel que vous êtes pense donc qu’il faut agir dès aujourd’hui…

Il y a toujours un moment où les prédictions se heurtent au pragmatisme et penser l’avenir ne peut se faire à l’unique détriment du présent. Les idées, les outils et les méthodes existent pour une efficacité pleine et entière et pour construire des plans d’actions concrets à court comme à long terme. La difficulté est de les construire avec une véritable vue holistique. Gouverner, c’est prévoir, dit-on usuellement. Mais prévoir c’est le faire à un comme à dix ans. Et prévoir à un an impose d’agir dès aujourd’hui.

Le programme gouvernemental est ambitieux et c’est le moment idéal de le mettre en place, favorisé par le plein emploi, la croissance encore présente, la paix sociale et les taux d’intérêts extrêmement bas.

Pendant longtemps, la décision politique se faisait principalement aux lumières des connaissances du responsable qui les prenait. Elle gagne sans aucun doute à se nourrir désormais de l’échange collectif, mais aussi de l’expertise des spécialistes dont les conseils pourront aider à avoir un impact direct sur les citoyens.

Conseiller toujours avec bienveillance et humilité, envie de bien faire, offrir une haute technicité, voilà le métier de conseil citoyen tel que je le conçois.

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