Une médecine luxembourgeoise en plein essor
En participant à un projet de recherche clinique international de phase 1, le CHL pourrait prochainement accueillir davantage d’essais précurseurs et renforcer l’arsenal clinique et thérapeutique de son Kriibszentrum. Le CHL se positionne ainsi à l’avant-garde de la lutte contre le cancer et le Luxembourg dans la recherche médicale appliquée mais «cette première pour un hôpital luxembourgeois pourrait également attirer l’œil des laboratoires pharmaceutiques mondiaux». Explications de Thierry Barré, spécialiste Arendt Business Advisory du secteur public et plus particulièrement de la santé.
Un mot de préambule sur l’essai clinique international SPRING «Survival Prolongation by Rational Innovative Genomics» auquel participe le CHL?
Le Centre Hospitalier de Luxembourg participe en effet depuis plusieurs mois au premier essai clinique mondial évaluant les bénéfices de l’association de trois médicaments (trithérapie) sur des patients ayant un cancer du poumon CPNPC (cancer du poumon non à petites cellules avancé et/ou métastatique).
Déjà très impliqué dans plus d’une centaine de projets de phase 2 à 4, le CHL et ses partenaires souhaitent contribuer activement à l’élaboration de nouveaux médicaments. La phase 1 de l’étude clinique est la plus risquée dans la mesure où les essais sont réalisés sur des patients. Elle a donc nécessité un long travail de préparation pour remplir les conditions cliniques et réglementaires nécessaires au démarrage de l’étude; travail réalisé en collaboration avec le Centre d’Investigation et d’Epidémiologie Clinique du LIH (Luxembourg Institute of Health). Ce dernier est un acteur très actif dans la médecine translationnelle et de par son expertise un partenaire de choix.
Le CHL individualise la prise en charge tout en prenant en compte les recommandations selon les derniers référentiels internationaux, l’état général de santé, le souhait du patient et l’accès à des thérapies innovantes. Nous ne savons pas encore pour l’heure si cette étude restera à l’état d’exception ou si elle entraînera dans son sillage d’autres recherches médicales de dimension mondiale.
Comment individualiser la prise en charge des patients?
Le Luxembourg investit considérablement dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) et particulièrement dans le domaine de la santé. Les DSP (Dossier de Soins Partagé) en sont la partie émergée.
Chaque personne affiliée auprès du Centre Commun de la Sécurité Sociale (CCSS) peut disposer d’un DSP de l’Agence e-Santé. Cet outil collaboratif, géré par le patient lui-même, favorise l’interopérabilité des prestataires de soins qui l’alimentent. Le DSP porte une vue globale de la situation médicale, actuelle et passée, et de celles de ses ayants droits, comme ses enfants par exemple. Par ce centrage, le législateur souhaite que le patient devienne un acteur de sa propre santé.
Parallèlement, le DPI (Dossier de Patient Informatisé) est une solution intégrée à l’hôpital qui optimise la prise en charge du patient, tout en facilitant le flux de communication et les prises de décisions entre les professionnels de santé. Les données y sont d’ordre techniques et scientifiques et à la lecture du corps médical, soignant et thérapeutique.
Le DSP et le DPI ont deux approches pour deux finalités différentes; le premier est géré par le patient qui décide qui peut y avoir accès alors que le deuxième est intégré à l’hôpital et centré sur les besoins des professionnels de santé. Il faudra néanmoins trouver une table de consolidation commune pour que le patient ne soit pas perdu dans la multiplicité des systèmes.
Faut-il voir l’e-santé comme un outil d’un monde meilleur ou celui d’un Meilleur des mondes?
Deux mondes coexistent actuellement dans la digitalisation de la santé. Il y en a un qui est celui du DSP et du DPI, qui est sécurisé et celui des objets connectés qui ne l’est que très peu. Toute la question est de savoir comment faire coexister les deux.
Pour exemple, les objets médicaux connectés pour le grand public qui relèvent les données de diabète, de tension, de rythme cardiaque, sont stockées dans des systèmes peu sécurisés et les exemples de pacemakers piratés font régulièrement les unes de l’actualité. Autre sujet, la télémédecine peut avoir un sens dans certains déserts médicaux mais établir un diagnostic à distance, sans une vue holistique du patient, est délicat pour les professionnels de santé. Et enfin, la téléexpertise permettrait aux médecins luxembourgeois de s’appuyer sur des spécialistes, rapidement, pour finaliser un diagnostic.
Le principe directeur entre toutes ces nuances doit être la valeur ajoutée de chaque solution. Il conviendra pour ce faire d’avoir une consolidation des données médicales et une gouvernance éclairée.
Selon Georges Canguilhem, la médecine est un «art au carrefour de plusieurs sciences»; n’est-ce pas en dissonance avec le numérique?
Les liens entre le médecin de famille et son patient étaient très forts il y a 30 ou 40 ans mais la charge de travail les a aujourd’hui quelque peu distendus. Si les villages d’antan sont devenus des villes, le temps de la consultation a néanmoins gardé toute son importance dans le bon diagnostic. Il sera peut-être difficile pour le patient en bonne santé de s’investir pleinement dans son DSP mais cela prendra pourtant tout son sens dans quelques années. La médecine est un sujet sur le long cours (des dizaines d’années) où le patient peut être une véritable boite noire pour le corps médical et le DSP sera ainsi utile dans la mesure où il épouse la ligne de vie du patient.
Le médecin, le soignant, le thérapeute, l’hôpital, le laboratoire, auront tous un rôle d’éducateur à jouer.
Si les patients traversent plus encore les frontières, les données restent encore cantonnées dans les juridictions nationales. Un médecin luxembourgeois aura donc des difficultés à se connecter au DMP (Dossier Médical Personnel), équivalent français du DSP. Comme un quart des travailleurs frontaliers européens est concentré dans la Grande Région, toutes les problématiques de gestion quotidienne du modèle européen sur les échanges de données à caractère médical sont représentées ici: nous sommes un magnifique laboratoire sur ces échanges!
Je pense tout particulièrement à la mise en place d’un système communicationnel transfrontalier plus performant entre les acteurs régionaux allemands, belges, français et luxembourgeois. Un grand projet européen de santé qui essaierait d’englober toute l’Europe n’a que peu de sens: il faut prendre la réalité locale, territoriale et l’étendre ensuite à l’Europe. C’est en revenant à une organisation au plus près des problématiques de la population que le Luxembourg et la Grande Région peuvent être un véritable laboratoire de solutions de taille européenne.
Quelles retombées économiques peut-on attendre à long terme?
Le secteur hospitalier luxembourgeois est fort d’un équipement de pointe et d’un personnel médical et soignant de grande qualité. Sa renommée grandissante pourrait attirer des laboratoires pharmaceutiques ou des startups innovantes dans les techniques médicales par exemple.
Les conseillers qui forment Arendt Business Advisory ont beaucoup travaillé sur la plateforme du DSP, sur certains DPI hospitaliers et pour des acteurs de la recherche. D’autre part, Arendt couvre le volet réglementaire des domaines de la santé et de sécurité sociale. En ajoutant nos expertises en stratégie et en organisation, nous sommes le partenaire idéal pour les acteurs du terrain dans leur transformation.
Le Meilleur des mondes ou Brave New World, roman d’anticipation dystopique, Aldous Huxley, 1932.