Les partitions d’une voix

Le lecteur reconnaît peut-être son visage dont le sourire sillonne quotidiennement les entreprises du pays. Sa voix porte le prêche de la responsabilité sociale des entreprises aux consciences collectives. La résumer à un atout charme serait faire offense à ses compétences, au service d’une conviction plus profonde. Portrait de Morgane Haessler, chargée de projets pour l’INDR (Institut National pour le Développement durable et la Responsabilité sociale des entreprises) et présidente de l’association ProRSE.

 

Au commencement était le verbe

On aurait pu la présenter comme une jeune et jolie trentenaire d’origine strasbourgeoise au service d’une énergie luxembourgeoise. Gagnant en hédonisme ce qu’il perdrait en exactitude, ce dit portrait ne tiendrait qu’en quelques lignes inutiles. Comprendre une conviction personnelle oblige à remonter la genèse d’un parcours comme le ferait un navire de bois sur un fleuve sans rives: en précaution gardée du naufrage, en gardant le cap.

Qui a déjà entendu Morgane parler, aura remarqué sa voix légèrement rauque et éraillée. Ce timbre vocal, qui caractérise les Joplin, Cocker, Winehouse et autres génies formés au whisky, ne lui vient pas de soirées universitaires mais de son enfance. La môme parle fort, très fort et doit consulter un orthophoniste. À six ans, elle répète inlassablement des phrases en quête d’une justesse des intonations, apprend les silences de la ponctuation et joue de la musicalité des mots. À force de calibrages, le disfonctionnement s’amoindrit, puis s’éteint et sa voix, bien que marquée, trouve la mesure. La fillette sait alors, sans le verbaliser, le pouvoir thérapeutique du langage et aurait pu épouser une carrière de psychologue, de prêtre ou de politique mais l’avenir l’en préservera.

Curieuse, l’enfant cherche toujours à en savoir plus sur les sujets qui l’intéressent et bénéficie d’une grande liberté parentale grâce à laquelle elle forge ses propres choix. Assurant les minimums scolaires, collégiens et lycéens qui la mènent jusqu’au bac, l’adolescente se cherche et sait plus ce qu’elle ne veut pas, que ce qu’elle veut devenir.

Grandissant dans un petit village alsacien, Morgane est sensible à la beauté du monde qui l’entoure, à la nature verdoyante, à la simplicité rurale. La jeune-fille est aussi animée d’une envie d’améliorer la vie de personnes dans le besoin et œuvre bénévolement dans un foyer pour mères adolescentes. Spectatrice du théâtre tragique des socialement défavorisés, des précarités émotionnelles, des âmes souffrantes, Morgane renonce à l’idée d’épouser la profession d’éducatrice spécialisée comme pour se préserver. De cette expérience, la jeune femme saura apprécier la force de la communication.

Au matin du premier tour des présidentielles de 2002, elle fait partie de cette jeunesse de France qui se lève, ivre de colère, contre les 20% pour l’horreur, les 20% pour la peur, les 20% pour le Front National. Profondément marquée par la montée de l’individualisme et de l’égoïsme, elle s’intéresse aux sciences sociales, à la sociologie et aux sciences de l’éducation mais sans goût pour l’enseignement.

Après sa licence, elle vit sa première expérience professionnelle dans les ressources humaines d’un grand groupe. Décès, départs en retraite, nouvelles recrues; la gestion du personnel est à la chaîne des maillons identifiés, numérotés, déshumanisés. À la lecture de leur rapport RSE, dans les abîmes qui séparent les discours de communication des réalités internes, se forme une conscience. La croissance financière au profit des actionnaires est-elle l’unique pierre angulaire d’une entreprise ou ne peut-elle pas également intégrer des notions éthiques, retrouver une place au sein de la société, être consciente de ses impacts environnementaux et considérer ses salariés comme une source de richesse? Ces questions tourmentent et fascinent l’intellect de l’étudiante qui s’inscrit en master droit et management avec une spécialité RSE.

 

Bonne parole et bonnes pratiques

En 2013, diplôme de juriste en poche et soif d’ambitions au cœur, un stage de fin d’études lui tend ses bureaux à 500 mètres de son appartement strasbourgeois mais au détour d’un hasard, la découverte du Luxembourg change la donne. Un mot de candidature sur le site de l’INDR trouve écho favorable auprès du secrétaire général Norman Fisch. Morgane n’avait pas l’intention de rester plus de six mois, elle restera six ans.

Sa première impression porte sur la dimension multiculturelle du pays. Elle est alors impressionnée par le multilinguisme bien sûr mais aussi et surtout par le niveau de connaissances sur le monde. «Il y a parfois jusqu’à cent nationalités différentes au sein d’une même entreprise, c’est un brassage de cultures unique comparé à d’autres lieux géographiques où les décideurs sont dans l’entre-soi de diplômes, de cultures, d’histoires, de niveaux sociaux, de visions du monde».

S’intégrer au Luxembourg est relativement facile dans la mesure où la population est ouverte aux cultures venues d’ailleurs mais son plus grand effort a été d’apprendre le luxembourgeois. Même avec des notions d’allemand, il aura fallu six heures de cours hebdomadaires pendant deux ans pour que la francophone puisse trouver une certaine aisance oratoire. La langue nationale lui est néanmoins indispensable pour assister aux réunions stratégiques de l’INDR et aller à la rencontre du patronat.

La compréhension de la Place luxembourgeoise, de ses rouages, de ses forces en action est progressive mais on lui laisse très vite la liberté de mener à bien sa première mission: faire connaître l’INDR. Elle se rend dans les entreprises, à la rencontre des dirigeants, devant les conseils d’administration et défend les valeurs de la RSE. Ce qui demande une certaine assurance et de sérieuses compétences. Elle assure également des formations d’introduction à la RSE en BTS, Master et MBA, ainsi qu’à la House of Training dans le cadre du programme de formations de l’INDR. Présidente de l’association ProRSE, elle organise aussi régulièrement des conférences, des ateliers de travail et des forums dans lesquels elle donne la parole aux professionnels de la RSE.

La jeune trentenaire a le sentiment d’appartenir à une génération où l’égalité entre les hommes et les femmes est naturelle. Que ce soit dans le cercle familial, dans la cour de récré, sur les tatamis, sur les bancs universitaires ou dans le milieu professionnel, le sentiment d’être rabaissée à sa qualité de femme ou captive de son genre lui a toujours été étranger. Elle garde néanmoins volontairement en mémoire l’expérience d’un job étudiant où on demandait aux hôtesses d’accueil d’être belles, de sourire et de ne surtout pas penser. Abject et justement impensable pour cette femme à poigne et au franc-parler. Si elle n’a jamais vécu d’entretien d’embauche sexiste ou de réflexions déplacées dans le milieu professionnel, elle est néanmoins l’interlocutrice régulière de témoignages analogues. Discriminations, freins à la promotion, rabaissements à des considérations esthétiques sont des pratiques courantes dans les entreprises et les secteurs hospitalier et bancaire. Mais plus glaçants encore sont les cas de harcèlement et d’agression sexuels. Bien évidemment, à chaque fois, il faut rappeler la loi, l’importance de sortir du silence et l’indispensable nécessité de saisir la justice. «Les vagues d’indignations nées de l’affaire Weinstein ont touché l’Europe et de nombreuses entreprises luxembourgeoises en ont profité pour mettre en place des moyens pour faire remonter les informations».

Les voix féminines peinent néanmoins à se faire entendre dans les instances dirigeantes. Les hommes dans la cinquantaine et la soixantaine sont légions de décisions là où les femmes grondent de leur absence. Triste constat auquel l’instauration de quotas n’est pas une solution car relayer les compétences au second plan serait contreproductif. «Il faut mettre en place des moyens pour que les femmes qui en ont les aptitudes puissent décider, diriger et pénétrer plus encore les conseils d’administration».

 

La moralité de nos actions

À son arrivée au Luxembourg, quelques années seulement après la crise financière mondiale, le patronat avait la réputation de refuser les contraintes et de ne pas considérer le développement durable comme une priorité. L’INDR est pourtant une initiative du patronat et Morgane constate que ce n’est pas seulement une façade de communication mais bien la volonté d’instaurer une dynamique dont l’ambition est de peser sur les mentalités et les pratiques. Le label ESR ayant une durée de trois ans, elle a mathématiquement rencontré deux fois tous les lauréats et témoigne des efforts menés et de leurs efficacités.

La responsabilité sociale des entreprises regroupe à la fois les aspects environnementaux et sociaux. De par ses compétences, Morgane s’occupe prioritairement des sujets sociaux comme la diversité, l’égalité femmes-hommes, le bien-être, le développement de l’employabilité ou la cohésion des salariés. Elle aime contribuer à rendre une équipe plus performante, digne de confiance, respectueuse de l’environnement et y voit des similitudes avec le milieu sportif. «Que ce soit dans les sports individuels ou d’équipes, il n’y a jamais de succès privé». L’ancienne judokate qui a passé dix ans sur les tatamis sait que si les défaites sont personnelles, les victoires sont collectives: «la performance est aussi due à des forces annexes qui collaborent en cohésion et en confiance vers un objectif à atteindre». La parole au service de l’intérêt commun; n’est-ce pas là, rendre ses lettres de noblesse à la politique? Oui, sa mission est éminemment politique.

Pleinement épanouie dans ses activités et croyant profondément à l’utilité de ses missions, Morgane Haessler a le goût d’œuvrer plus au cœur de la RSE. À l’échelle régionale, les défis sociaux et environnementaux des entreprises sont nombreux mais ils deviennent gigantesques à l’échelle de la planète. Droits de l’homme, conditions de travail et scolarisation des enfants, discrimination religieuse et ethnique mais aussi pollution, déchets de plastiques, sixième continent, préservation de la biodiversité; «dans la mesure où l’environnement n’a pas de frontière, que le commerce est mondial et que les écosystèmes sont liés, le développement durable, qu’il soit social ou environnemental, doit être pensé au niveau international». Voici peut-être toute la partition de sa conviction.

Par Julien Brun