Les techs au service de la santé
Nos systèmes de santé entendent améliorer la prise en charge des patients, la qualité et la sécurité des soins, les conditions de travail du personnel soignant et les nouvelles technologies sont autant d’outils qui portent des promesses d’efficacité et de qualité. De la prévention individuelle jusqu’à l’échange et l’étude des données médicales, notre système linéaire de diagnostic et de traitement se métamorphose toujours plus autour du patient. Interview croisée d’Anne Desfossez, Associate Partner en charge du secteur de la santé, et de Patrick Wies, Partner responsable du secteur public chez KPMG.
Comment expliquez-vous l’engouement que suscite l’e-santé?
AD: On peut effectivement parler d’engouement quand on considère que depuis 2012, les investissements globaux dans les startups «Health Techs» ont triplé. Croissance démographique, vieillissement de la population, maîtrise des coûts qui font pression sur les systèmes: la santé doit aujourd’hui faire face à des défis importants alors que le risque de manquer de ressources soignantes et médicales se fait toujours plus ressentir. Le foisonnement des technologies de la santé offre donc des opportunités formidables pour répondre à ces challenges. Toutefois, les stratégies de digitalisation n’auront de succès que si elles s’inscrivent dans des stratégies plus globales à l’échelle des entreprises, des nations voire de l’Europe.
PW: L’essor des nouvelles technologies peut être un formidable outil de mutation pour les sociétés modernes et plus particulièrement dans le suivi des maladies chroniques, le maintien à domicile des personnes âgées, la lutte contre les déserts médicaux, la prévention et le transfert d’expertises.
Concrètement, comment la technologie peut-elle améliorer la prise en charge des patients ?
AD: Peut-être un scenario d’anticipation peut-il rendre les choses plus concrètes… Imaginez madame Weber, personne âgée, récemment veuve et qui habite une commune isolée des centres urbains. Avec son autorisation, son domicile a été équipé d’un système domotique qui étudie ses habitudes. L’augmentation de la consommation peut renseigner la possibilité d’une perte de mobilité, d’insomnie ou de motivation et les capteurs de mouvements peuvent détecter une chute ou un changement dans sa démarche.
En cas d’alarme et si elle ne répond pas à l’appel téléphonique des services de secours, les proches de madame Weber ou ses voisins sont prévenus. Si personne ne peut vérifier son état, alors une équipe de secours est envoyée sur les lieux. Durant le trajet, dont l’itinéraire est calculé en temps réel selon les conditions de circulation, les secouristes lisent le Dossier numérique de Soins du Patient dans lequel se trouve son historique médical. Sur le chemin de l’hôpital, les équipes médicales sur place, son médecin traitant et sa famille sont prévenus de la gravité de la situation.
Ce scénario ne relève encore que de la science-fiction mais plusieurs éléments sont déjà actuellement en cours d’implémentation.
PW: D’un processus linéaire de diagnostic et de traitement, nous tendons vers un système de santé qui se structure autour du patient. Chaque individu disposera bientôt d’un Dossier de Soins Partagé qui offrira une vue globale de sa situation médicale et de celles de ses ayants droits. Le DSP, qui est alimenté par les prestataires de soins et géré par le patient, entend le responsabiliser pour qu’il devienne un acteur de sa santé. Je pense qu’à terme, d’autres protagonistes seront intéressés par cette notion de responsabilité. Un peu à l’image des boîtes noires que des sociétés d’assurance proposent d’installer dans les véhicules de leurs clients, ce qui mène à des ajustements de la facturation en fonction du mode de conduite.
L’avènement de l’e-santé trouve néanmoins des adversaires, peut-il se faire sans une large acceptation?
AD: Il existe aujourd’hui des objets qui, n’étant pas reconnus comme des dispositifs médicaux, échappent à toute réglementation alors même qu’ils relèvent du domaine médical: je pense, par exemple, à certaines applications qui permettent d’émettre des diagnostics sur base de symptômes documentés par le patient lui-même.
Il est naturel que les applications existantes dans le domaine public, non développées par des professionnels de la santé et échappant à tout contrôle qualité, puissent soulever certaines craintes. De plus, à terme, l’introduction des nouvelles technologies modifiera de manière substantielle les modes traditionnels de prise en charge. Dans ce nouveau contexte, le rôle des professionnels de la santé sera voué à évoluer; il est clair qu’une transition culturelle devra se faire.
PW: Les interrogations sont nombreuses et, pour un sujet aussi important que la santé, souvent bien légitimes. D’un côté il y a les utilisateurs de ces technologies qui aimeraient les voir plus encore pénétrer le secteur et de l’autre, les professionnels qui ne souhaitent prendre aucun risque pour les patients.
La médecine occidentale est héritière de son histoire, elle acceptera les disruptions technologiques tant qu’ils respecteront scrupuleusement les principes scientifiques. D’où l’importance des discussions éthiques et des décisions qui les accompagnent mais le développement technologique doit avoir lieu.
L’utilisateur de ces technologies sera-t-il un patient, un patient à risque, un citoyen, un individu ou un consommateur?
AD: C’est une question intéressante et tout dépend de ce qu’on entend par «technologies de la santé». Il faut pouvoir faire la distinction entre ce qui relève du bien-être et ce qui appartient au médical. Dans la mesure où moins de la moitié des pays membres de l’Union européenne ont déjà mis en place un cadre d’évaluation de la fiabilité des objets connectés, on peut dire que la frontière législative entre les deux n’est pas encore bien définie mais tend à le devenir.
D’une façon générale, toutefois, je dirais, que la technologie sera utile à tous les niveaux: pour l’individu, qui utilisera des informations en ligne ou des applications pour prendre soin, au quotidien, de sa santé, et qui ce faisant, participera à l’effort de prévention souhaité par les gouvernements. La technologie facilitera aussi le quotidien des patients et des patients à risque en facilitant leur accès aux soins et aux informations et en facilitant leur suivi.
PW: La technologie qui évolue à l’échelle mondiale aura toujours un temps d’avance sur les cadres juridiques nationaux voués à la réglementer. Une montre connectée qui donne des indications de rythme cardiaque et d’activité sportive n’est pas un objet médical à proprement parler mais permet néanmoins un suivi chronique, incitant à des comportements vertueux qui améliorent la santé de son propriétaire. Est-ce un jeu ou un outil? Qui recueille les données? Où sont-elles stockées? À quoi servent-elles? Sont-elles commercialisées? Voilà autant de questions qui intéressent le législateur.
On entend de-ci de-là que les Américains inventent une technologie que les Chinois copient et que les Européens réglementent; de sorte que l’Europe serait une Lumière juridique pour le monde numérique. Nonobstant la véracité du constat, une telle ambition implique des consommateurs avertis, et donc, des citoyens éclairés.