Gardiens de l’innovation

Marks & Clerk

Tout juste débarqué de Grande-Bretagne où durant 18 ans, il aura exercé son métier de Conseil en propriété intellectuelle (P.I.) dans les brevets et marques, Stéphane Ambrosini retrouve ses terres natales de la Grande Région. «Outre-Manche, Marks & Clerk est la plus grande firme spécialisée en P.I.», assure le Senior Associate et d’ajouter que l’antenne luxembourgeoise s’est historiquement concentrée sur les validations en développant progressivement une activité de conseils, dédiée aux entreprises locales. Interview.
 
Quels sont vos domaines d’activité?
Je suis spécialisé dans les brevets logiciels et électroniques. Mon travail est donc de comprendre la technologie, la situation et le projet commercial de chaque client avant tout, puis d’évaluer la brevetabilité des inventions, de rédiger et de déposer les demandes de brevets devant les offices de la P.I., et enfin de de les suivre  jusqu’à leur délivrance.
La propriété intellectuelle a toujours été relativement complexe à pratiquer dans le domaine digital, dans la mesure où la législation brevet et les précédents juridiques n’ont cessé d’évoluer d’un pays à l’autre, pour définir ce qui est brevetable ou non en matière d’innovation logicielle. Cette évolution rapide demeure à l’ordre du jour et se traduit par un élargissement croissant des innovations digitales sujettes à brevets, par exemple des caractéristiques et algorithmes d’interfaces usager, qui longtemps furent exclues au seul titre que l’interface constituait une forme de présentation d’information. Ces considérations deviennent d’autant plus importantes, et complexes, lorsque le déposant envisage une stratégie de dépôts complémentaires à l’étranger.
Hormis le conseil stratégique P.I. dans lequel ces tâches s’inscrivent, il m’incombe plus occasionnellement d’assister, voire de conduire des poursuites judiciaires en cas de contrefaçons par exemple.
 
Comment se porte l’innovation luxembourgeoise?
Malgré mes 18 années passées en Angleterre et en Irlande, j’ai toujours gardé un œil curieux sur le Luxembourg. J’ai été impressionné de voir le pays se positionner dans des secteurs de pointe, dont certains suscitent des questions d’intérêt commercial et stratégique en matière de P.I., comme l’exploitation minière spatiale par exemple: de quelle juridiction relèvera le robot intégrant la P.I., une fois posé sur l’astéroïde? Quels débouchés économiques peut-on aujourd’hui proposer aux investisseurs, alors que les horizons d’exploitation se posent réalistement vers 2022 ou plus?
Les questions sont encore nombreuses mais nul doute que les brevets font partie des réponses. Si la capacité d’innovation locale est avant tout humaine et qu’elle réside dans les têtes pensantes, il faut bien que les investisseurs et les entreprises qui les financent, puissent capturer cette innovation pour la transformer en actif et en être dépositaire. C’est là une différence d’importance avec les Etats-Unis où les droits de l’inventeur sont surprotégés comparés à ceux de l’employeur. En Europe, même si le brevet unitaire n’est pas encore une réalité, il existe néanmoins une harmonisation législative favorable aux entreprises en matière d’innovation. Le Luxembourg paraît idéalement placé à ce titre, alliant un effort national d’innovation particulièrement soutenu, à un écosystème d’affaires très dynamique et un contexte législatif propice au dépôt et à l’exploitation commerciale de brevets.

Les brevets sont-ils intrinsèques à l’innovation?
Tout du moins, ils devraient l’être. L’Office européen des brevets vient de publier un rapport sur la Révolution Industrielle 4.0 et, au fil des statistiques, on se rend compte de la quasi-absence du Luxembourg. Pour comparaison, même la Belgique ne représentant que 1% de l’innovation européenne 4IR entre 2011 et 2016, y figure. Ces résultats n’apparaissent pas à la hauteur des efforts visiblement déployés par l’Etat, les partenariats public-privé et le bruit médiatique sur des technologies pourtant fondamentales comme la «Blockchain», la sécurisation des données ou encore la robotique. Au constat des maigres dépôts de brevets au niveau local, d’aucuns pourraient conclure à des problèmes de capacité et de savoir-faire mais je pense pour ma part qu’il s’agit d’un problème de perception.
Beaucoup d’acteurs luxembourgeois ne prennent peut-être pas encore suffisamment la pleine mesure de l’importance de protéger leur innovation par le brevet. À un événement récent de Luxinnovation, j’ai été étonné de découvrir des CEO qui ne savaient pas que la digitalisation et autres améliorations de procédés industriels pouvaient faire l’objet de brevets, ce qui identifie un besoin d’éducation en la matière.
Il importe énormément qu’une prise de conscience se fasse bientôt à l’échelle de l’écosystème luxembourgeois et avant qu’il ne soit trop tard, par exemple après une publication de l’invention sur le site internet de l’entreprise, ou même dans un poste Linkedin ou Facebook par exemple. Il faut savoir qu’un brevet demandé après une telle publication n’a plus de valeur juridique, même s’il est délivré par la suite, puisque sa validité est irrémédiablement entachée: les contrefaçons sont alors possibles sans risques réels pour le contrevenant, au détriment de la valeur commerciale de l’invention.

Le brevet est donc une sécurité pour les investisseurs mais aussi pour la mise sur le marché…
Qui serait prêt à lever des fonds d’investissement pour un projet d’innovation sans aucune sécurité quant à l’exclusivité sur ses débouchés? Dans les pays anglo-saxons, des automatismes se sont développés de longue date pour le brevet, la marque et le modèle, parce que les entreprises sont conscientes que les investisseurs attendent des sécurités, ne fussent à l’état de dépôt seulement.
Le conseil en P.I. doit travailler en étroite collaboration avec la gouvernance d’une entreprise afin de l’aider à comprendre ce qui peut être brevetable. Une équipe dirigeante souhaite généralement breveter le produit ou le service commercial en tant que tel, mais souvent le produit ou service diffère de l’innovation technique qui l’engendre et qui, seule, importe aux yeux du bureau de brevets.
Une startup mangera son capital investissement dans la recherche, le développement, ainsi que pour son lancement commercial, alors qu’une PME déjà établie a l’avantage d’un portefeuille clients et d’une notoriété sur les marchés. Les impératifs budgétaires et les calendriers diffèrent donc, de sorte que les stratégies de brevets doivent être adaptées à chaque situation en tenant compte des réalités commerciales.
Aux startups locales, nous conseillons généralement un premier dépôt de brevet au bureau luxembourgeois ou devant celui de Grande-Bretagne. Ces deux options offrent  le même avantage de donner un avis sur la brevetabilité très tôt dans la procédure, ce qui est une information importante pour la commercialisation à l’international, par ailleurs à moindre coût vis-à-vis des procédures européenne et internationale. Par contraste cependant, en cas d’avis initial contraire, la procédure devant le bureau britannique permet à la fois d’affiner la validité des revendications avec un retour d’évaluation indépendant par l’Examinateur, et de sécuriser la délivrance à très court terme, pour ensuite faciliter l’accès aux procédures d’examen et de délivrance accélérées dans d’autre juridictions, par exemple les Etats-Unis, créant ainsi des opportunités d’optimisation de budget P.I. pour le déposant.

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