Une inégalité très inégale

LISER

La croissance de l’inégalité dans la répartition des revenus est sujette à vifs débats. Contrairement aux idées reçues, si on observe globalement une hausse dans l’inégalité des revenus des deux côtés de l’Atlantique, les expériences observées dans des nations pourtant similaires peuvent se révéler contrastées. Pourquoi? Explications avec Denisa Sologon, chercheur au LISER,
Emilia Toczydlowska, doctorante à l’Université du Luxembourg et Philippe Van Kerm, chercheur au LISER et professeur en «Inequality and Social Policy» à l’Université du Luxembourg.

 
Une inégalité des revenus croissante, mais très inégale entre pays
Le niveau de l’inégalité dans la répartition des revenus des ménages varie fortement d’un pays à l’autre. Si de nombreux pays ont vu fortement croître l’inégalité au cours des dernières décennies, elle est restée relativement stable dans beaucoup d’autres.
En 2015, le rapport entre la part du revenu annuel total des 20% les plus riches et la part des 20% les moins riches est d’environ 4,3 au Luxembourg comme, par exemple, en France ou en Irlande. Ce chiffre suggère une répartition plus inégale qu’en Belgique ou au Pays-Bas (3,8), mais nettement moins inégale qu’au Royaume-Uni (5,3), en Italie (5,6), au Portugal (6) ou en Espagne (6,9)[1]. Les écarts entre ces pays dépassent largement l’ampleur des changements observés sur les 30 dernières années au sein de n’importe quel pays de l’OCDE.
  
Quatre grands facteurs explicatifs
Des chercheurs du LISER, avec le soutien du Fonds National de la Recherche, ont donc tenté de comprendre la nature des différences internationales en matière d’inégalité du revenu des ménages [2]. Pourquoi donc observe-t-on de telles différences d’inégalité en Europe entre pays ayant pourtant des niveaux de développement économique similaires? L’étude a mis l’accent sur quatre grands facteurs potentiels. En premier, la structure démographique et familiale: une population plus jeune, moins diplômée ou organisée en ménages de petite taille tend à avoir une inégalité plus forte.  En deuxième, la structure de l’emploi: la part de la population ayant un travail rémunéré est un facteur déterminant de l’inégalité, mais la nature des emplois entre différents secteurs d’activité peut jouer également un rôle important. En troisième, les rendements du travail et du capital: de forts écarts dans les rémunérations que les personnes tirent de leur travail ou de leur capital en fonction de leur niveau de diplôme, de leur sexe ou de leur expérience sont évidemment un déterminant fondamental de l’inégalité des revenus. Enfin, en quatrième, les politiques socio-fiscales et les mécanismes publics de redistribution: la générosité et le degré de ciblage des transferts sociaux sur les familles à bas revenus d’une part, et le montant et la répartition de la charge de l’impôt en fonction des revenus, d’autre part, sont les deux leviers principaux dont les pouvoirs publics disposent pour agir sur l’inégalité dans la répartition du revenu disponible des ménages.
Une modélisation statistique du lien entre les différentes composantes de revenu et les caractéristiques socio-démographiques et d’emploi des ménages a d’abord permis de simuler les revenus bruts des ménages sous différents scenarios. Combiner ces simulations avec un outil de calcul détaillé des impôts et des prestations sociales en fonction du revenu brut a ensuite permis de construire des simulations réalistes de la distribution du revenu disponible. En développant une représentation harmonisée et calibrée aux données d’enquêtes observées dans plusieurs pays européens, il a finalement été possible d’isoler le rôle des différents mécanismes pouvant expliquer les différences dans l‘inégalité de revenu entre ces pays.
 
Le rôle-clé des mécanismes de redistribution
La première application de ce modèle a été une comparaison de l’Irlande et du Royaume-Uni car ces deux pays ont de nombreuses caractéristiques communes et pourtant le niveau d’inégalité en Irlande est nettement inférieur à celui du Royaume-Uni. Il s’avère qu’environ la moitié de cette différence peut s’expliquer par les différences dans leurs systèmes d’imposition et de prestations sociales. Le rôle des différences dans les règles socio-fiscales se révèle plus important que des différences dans la démographie ou la structure de l’emploi ou des rémunérations. L’application à d’autres pays européens présentant des caractéristiques plus variées comme les Pays-Bas ou le Portugal mène globalement à la même conclusion. Ce résultat est important car il souligne que les décisions en matière de politiques sociales et fiscales jouent un rôle important sur le niveau d’inégalité dans la répartition des revenus – plus encore que le marché du travail ou l’économie sur lesquels les décideurs politiques ont moins de prise. Il existe donc une marge de manœuvre non négligeable pour des gouvernements qui auraient une réduction de l’inégalité des revenus comme objectif.
 
Et au Luxembourg?
Au-delà de la comparaison entre pays, une démarche similaire a été suivie pour étudier les évolutions dans le temps au Luxembourg. L’évolution de l’inégalité des revenus depuis le début des années 2000 est restée relativement stable: plutôt en diminution pendant les années de ralentissement économique puis en légère croissance plus récemment. Si cette stabilité de l’inégalité peut surprendre, l’analyse révèle qu’elle s’explique par la combinaison de deux évolutions conjointes: si l’inégalité des revenus bruts (salaires, revenus du capital) a suivi une tendance à la hausse tout au long de la période, les mécanismes publics de redistribution – via l’impôt et les transferts sociaux – se sont eux renforcés, tant dans leur générosité que dans leur ciblage sur les revenus plus faibles, et ont ainsi amorti les évolutions des revenus bruts, démontrant ici aussi le rôle-clé des choix de politiques publiques.
 


[1] Source Eurostat
[2] Le projet «Tax-benefit systems, employment structures and cross-country differences in income inequality in Europe: a micro-simulation approach» (SimDeco) a été soutenu par le Fonds National de la Recherche, Luxembourg (subvention C13/SC/5937475).
https://www.liser.lu/?type=module&id=39&tmp=51


 
Source photo: Liser

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