Les coefficients du succès
De l’Inspection générale de la sécurité sociale au Conseil d’État en passant par une longue carrière dans l’enseignement, son parcours raconte celui d’une femme qui a navigué entre changement et continuité, portée par une conviction profonde : il n’y a jamais de mauvais virage tant qu’il a du sens. Portrait de Martine Deprez, ministre de la Santé et de la Sécurité sociale.
À la racine
Née à Wiltz en 1969, Martine Deprez passe ses premières années à Harlange, dans une atmosphère qui semble hors du temps, un quotidien simple, loin des préoccupations modernes. « Ma vie était un peu comme les aventures de Huckleberry Finn. La vie de village avait ce charme d’un autre temps : les enfants entraient chez les voisins comme chez eux, les portes restaient ouvertes. On circulait librement d’un foyer à l’autre, en toute confiance », confie-t-elle avec nostalgie. Dès son plus jeune âge, elle se projette dans un avenir professionnel inspiré par son environnement. « Je voulais devenir institutrice du préscolaire. J’aspirais à ce que je voyais autour de moi », explique-t-elle. Plus tard, c’est l’enseignement primaire qui l’attire ; un choix à la fois naturel et encouragé. « C’est un métier qui me correspondait bien à ce moment-là. Et puis, ma mère préférait que je reste proche du village », précise Martine Deprez.
Le cap change lorsqu’elle part étudier à Luxembourg-Ville, en internat. Là, une autre passion prend le dessus : les mathématiques, matière qu’elle avait toujours appréciée. « Je voulais devenir professeur dans cette branche. C’était ma discipline favorite et je pensais que c’était la voie à suivre », décrit-elle. Elle poursuit ses études à l’Université de Liège, où elle obtient, en 1992, le grade de licence en Sciences Mathématiques. Mais très vite, l’université lui fait entrevoir une réalité différente. « Le métier d’enseignant à ce niveau ne me convenait pas. Il me semblait trop abstrait, trop détaché des relations humaines. Je cherchais quelque chose de plus concret, de plus émotionnel », poursuit-elle.
Quand l’équation change
Mais en septembre 1992, les perspectives se resserrent : seulement quatre postes sont ouverts dans l’enseignement secondaire, pour un nombre important de candidats. « Les chances étaient infimes, je savais que ce serait compliqué », explique-t-elle. C’est alors qu’une opportunité se présente. Une annonce attire l’attention de sa mère : l’Inspection Générale de la Sécurité Sociale recherche du renfort. Martine postule. « Ce n’était pas mon plan initial, mais je me suis dit que ce serait une première expérience professionnelle utile », poursuit-elle. Sous l’impulsion de sa mère, qui l’encourage à tenter sa chance, elle s’engage dans cette voie.
Elle découvre rapidement un univers structuré et exigeant dans lequel elle peut mettre à profit sa rigueur et ses compétences analytiques. « Je me suis investie, j’ai appris énormément sur les politiques sociales et les enjeux administratifs », raconte-t-elle. Même si l’enseignement est toujours dans un coin de sa tête, ce nouvel environnement lui permet de développer une vision plus large du rôle qu’elle peut jouer dans la société.
Entre 1997 et 2001, Martine Deprez devient mère de trois enfants, une période riche en émotions qui transforme naturellement son rapport au travail. À la naissance de son 2e enfant, elle choisit de passer à un mi-temps, tout en continuant à s’investir pleinement dans ses missions. La mise en œuvre de la loi de 1999 sur les pensions complémentaires représente un défi de taille dans lequel elle s’engage avec détermination. Le travail est dense, mais stimulant : tout est à construire, à structurer, à faire évoluer. Lorsqu’un service spécifique est créé pour poursuivre ce projet, elle n’est pas retenue pour l’intégrer ; une décision qui suscite de la réflexion.
L’opportunité de relever un défi au sein du gouvernement m’a poussée à envisager une nouvelle direction. C’était l’occasion de jouer un autre rôle, d’avoir un impact différent
Alors qu’elle est en congé maternité, elle entend au journal télévisé la ministre de l’Éducation nationale, de la Formation professionnelle et des Sports de l’époque, Anne Brasseur, évoquer un manque criant de professeurs de français et de mathématiques. La tendance est alors inversée, là où, quelques années plus tôt il n’y avait pas de place, on cherchait maintenant activement des enseignants. Elle passe l’examen, qu’elle réussit, et quitte l’Inspection pour l’enseignement secondaire.
En novembre 2023, un nouveau chapitre s’ouvre pour Martine Deprez lorsqu’on lui propose de rejoindre le gouvernement. Bien qu’elle ait adoré son rôle d’enseignante, cette opportunité lui offre la chance de s’engager autrement, à une autre échelle et de contribuer différemment à la société. « J’ai passé plus de 20 ans dans l’enseignement. J’ai aimé chaque moment passé en classe, à transmettre des connaissances et à guider mes élèves, mais l’opportunité de relever un défi au sein du gouvernement m’a poussée à envisager une nouvelle direction. C’était l’occasion de jouer un autre rôle, d’avoir un impact différent », se confie-t-elle.
Sa carrière en politique ne commence cependant pas en 2023. Dès 1986, encore étudiante, Martine Deprez adhère au CSV. Un engagement précoce, qui naît au cœur du foyer familial. « Chez nous, on parlait souvent de ces sujets, mais mes parents, bien que très intéressés par les affaires publiques, tenaient à rester apolitiques. Ma mère, toutefois, nourrissait une forte sympathie pour le CSV. Elle m’a alors demandé si elle pouvait me prendre une carte de membre. J’ai accepté. C’est ainsi que j’ai commencé à recevoir les courriers, publications du parti et à m’informer davantage », raconte-t-elle. C’est donc tout naturellement qu’en 1992, après avoir terminé ses études et s’être installée à Dudelange, elle rejoint la section locale du parti en ayant la charge du secrétariat. Cet engagement lui ouvre progressivement d’autres perspectives puisqu’en 2011 on lui propose un mandat au Conseil d’État, une fonction qu’elle occupe pendant douze ans, jusqu’à son entrée au gouvernement.
Aujourd’hui ministre de la Santé et de la Sécurité sociale, Martine Deprez reste fidèle à son engagement pour une société plus équitable. Elle souhaite d’ailleurs adresser un message clair aux communes. « Je tiens à saluer leur engagement pour la santé de leurs citoyens. Beaucoup s’investissent dans des projets, que ce soit l’ouverture de centres médicaux, la demande de pharmacies ou la mise en place de plans communaux santé », déclare-t-elle. Elle les encourage à poursuivre dans cette voie et leur rappelle que le ministère est à leurs côtés : « Nous travaillons à une couverture nationale en matière de soins primaires. Et nous avons besoin d’elles pour porter ce projet », insiste la ministre.
Constante d’engagement
L’enseignement, la fonction publique, la politique sont autant de sphères qui, chez Martine Deprez, ne s’opposent pas, mais s’articulent en un seul et même engagement. Une manière d’être au monde, sans se laisser enfermer dans des clivages artificiels. Cette sensibilité, elle la met au service d’une gestion posée et humaine. Pas de voix qui couvre l’autre, mais une écoute réelle, active, profonde. De ses années d’enseignement, elle garde une capacité : celle de sentir une atmosphère, de lire une pièce. Un don d’empathie affûté au contact des élèves qu’elle réinvestit aujourd’hui dans ses fonctions. « Parfois, il suffisait d’un élève affalé, d’un silence trop pesant ou d’un rire de façade pour comprendre qu’il fallait aborder la journée autrement. Aujourd’hui, quand j’entre dans une salle, j’aperçois tout de suite l’état d’esprit des personnes présentes. Ça m’aide beaucoup », confie la ministre.
En repensant à son parcours dans un environnement encore majoritairement masculin, Martine Deprez reconnaît que la question de sa place en tant que femme ne s’est jamais vraiment posée de manière flagrante. Élevée dans une fratrie de deux filles, elle n’a pas senti de traitement différencié. C’est plus tard qu’elle réalise les décalages – quand, par exemple, son nom disparaît soudainement du courrier officiel après son mariage. « Je croyais à une erreur administrative, mais non, c’était la norme. Or ce n’était pas la mienne. Je me suis alors jointe à une pétition de l’époque qui a porté ses fruits. Aujourd’hui, chacun peut choisir le nom qu’il veut voir apparaître. C’est un détail en apparence, mais un symbole fort », déclare-t-elle. Plus marquant encore : cette fois où, pendant son congé maternité, les décisions furent prises sans elle malgré tout le travail préparatoire. « Pour un homme en congé maladie, on attend. Pour une femme en congé maternité, on passe à autre chose ». Une expérience qui l’a renforcée dans son engagement à traiter chacun avec équité. « Je fais attention à ne pas reproduire moi-même les biais que j’ai subis. Il y a aussi des hommes qui prennent un congé parental. On est sur la bonne voie », ajoute-t-elle.
Sur son chemin, plusieurs personnes ont profondément inspiré la ministre, à commencer par ses parents. « Ma mère était très active, elle recevait constamment du monde à la maison, la porte était toujours ouverte. Mon père, lui, était un travailleur acharné, assumant deux emplois : une entreprise agricole et une activité communale dans les forêts. J’ai hérité de leur éthique de travail et de leur énergie », confie-t-elle. Mais des rencontres professionnelles ont aussi laissé une forte impression sur elle. « Mon premier directeur, Georges Schroeder, m’a beaucoup soutenue. Il était une grande source d’inspiration. Et puis, au Conseil d’État, j’ai croisé des femmes très fortes qui m’ont guidée », conclut la ministre.
Par Barbara Pierrot