Sur le chemin de l’ingéniosité
Aucune route n’est jamais toute tracée. Gilles Christnach le sait ; il se plaît même à emprunter les chemins alternatifs. C’est ce qu’il nous confie en nous racontant son parcours. Il nous narre une carrière faite de hauts et de bas où s’exprime une constante : la volonté de rendre service à la société en proposant, même à tâtons, des solutions innovantes. Le fondateur du bureau d’ingénieurs-conseils Betic semble donc taillé pour sa nouvelle fonction de directeur du Centre de ressources des technologies et de l’innovation pour le bâtiment (CRTI-B). Il nous éclaire sur la façon dont il aborde ce défi en se prêtant au jeu du portrait.
Itinéraire
C’est à Leudelange, à deux pas de la capitale luxembourgeoise où il est né le 15 décembre 1972, que grandit Gilles Christnach. Second fils d’un couple d’enseignants, il sait très jeune qu’il ne marchera pas dans les pas de ses parents. Nuits passées à corriger des copies et gestion des problèmes de discipline lui feront passer l’envie d’embrasser cette carrière. Surtout, il aspire à suivre une formation à même de lui ouvrir différents horizons. « Je suis de nature curieuse, j’aime la découverte, l’innovation et sortir des sentiers battus. Quand tout le monde prend la route qui mène à droite, j’ai l’envie irrépressible d’explorer celle de gauche », confie-t-il.
Quand tout le monde prend la route qui mène à droite, j’ai l’envie irrépressible d’explorer celle de gauche
C’est ainsi qu’après avoir quitté l’Athénée de Luxembourg où il faisait « le minimum syndical », l’élève fasciné par la physique se dirige vers l’ingénierie, une discipline qui pourrait lui ouvrir toutes sortes de portes et satisfaire ses envies de « construire ». « Fan de LEGO® Technic, je fabriquais des engins en cachette sous la couette, tard dans la nuit. À 3h du matin, je pouvais peaufiner un projet de téléphérique qui reliait un bout à l’autre de ma chambre. J’ai aussi installé un funiculaire dans l’escalier principal de la maison, au grand mécontentement de ma mère. Ce goût du « bricolage » me venait probablement de mon grand-père qui avait construit de ses mains une grande foreuse avec des pièces de récupération », se souvient-il, amusé.
Son « alma mater », il la choisit comme le reste : « Mon frère est parti faire ses études à Zurich. Il était exclu pour moi de le rejoindre. J’avais besoin d’explorer d’autres horizons. Puisque mes camarades de classe se dirigeaient vers des universités allemandes, j’ai opté pour celle de Liège. On m’a souvent demandé ce que je trouvais à cette ville dont la principale industrie – sidérurgique – était déjà en déclin. Je n’ai pourtant jamais regretté mon choix. Les Liégeois sont des gens vrais, simples, ce qui m’a plu. L’université elle-même, bien qu’elle disposait de moyens limités, a produit des ingénieurs reconnus. Leur force ? Trouver des solutions en innovant étape par étape, quitte à devoir faire marche arrière. C’est ce que j’ai appris. Faute d’ateliers et d’ordinateurs dernier cri, j’y ai suivi une formation très théorique qui m’aura permis d’acquérir une solide méthodologie », explique Gilles Christnach.
Premiers pas
En 1996, son diplôme de génie mécanique en poche, il décline un doctorat pour mettre directement les mains dans le cambouis… mais les places sont rares dans l’industrie. Il intègre alors un bureau d’ingénieurs-conseils en génie technique nouvellement créé, S&E Consult, dont il devient le premier salarié. « L’univers du chantier m’intéressait beaucoup, mais il m’était finalement inconnu. Heureusement, deux mois après mon arrivée, Daniel Langue, un ingénieur expérimenté dans le domaine, a rejoint la société. C’est à son contact que j’ai appris les réflexes du métier. Le conseil en génie technique étant en plein boum à l’époque, nous sommes rapidement montés en puissance. Seule ombre au tableau : nos vues divergeaient parfois de celle de notre direction. C’est pourquoi, en décembre 2000, désireux de travailler à notre façon, Daniel et moi créons Betic. Six mois plus tard, David Determe, un drôle de spécimen avec lequel j’avais sympathisé chez S&E Consult, vient renforcer notre équipe », se remémore Gilles Christnach, un sourire taquin aux lèvres.
C’est ainsi que l’ingénieur fait ses premiers pas d’entrepreneur… avant qu’une première embûche ne le freine dans son élan. Un an après la fondation du bureau, Daniel Langue annonce à son associé qu’il rejoint les Communautés européennes. Un coup de tonnerre pour Gilles Christnach. « C’était juste avant Noël. J’étais en pleurs. David était face à moi. Je lui ai demandé : « On s’arrête ou on continue ? ». Il m’a répondu : « Bien sûr qu’on continue ». Cet événement a constitué une deuxième naissance pour Betic si j’ose dire. Bien qu’il n’ait pas créé la société statutairement, j’ai toujours considéré David comme un fondateur du bureau pour cette raison », livre Gilles Christnach.
J’ai toujours considéré l’ingénieur comme un prestataire de services et non pas un « refuseur » de mission. Notre métier est d’apporter la meilleure solution possible
Malgré ces turbulences, l’entreprise décolle, portée par un duo soudé et des vents favorables. La période est propice aux nouvelles approches, les maîtres d’ouvrage sont particulièrement ouverts à l’innovation et prêts à mettre en œuvre de nouvelles techniques. « C’est dans ce contexte que l’Administration des bâtiments publics confie le projet du lycée de Redange à un jeune bureau comme le nôtre. Grâce à son tout nouveau concept énergétique, il restera l’un de nos projets emblématiques, représentatif de notre façon d’envisager la profession et de nos valeurs. J’ai toujours considéré l’ingénieur comme un prestataire de services et non pas un « refuseur » de mission. Notre métier est d’apporter la meilleure solution possible au maître d’ouvrage, pour la société dans son ensemble, en pensant « out of the box ». Cette philosophie nous a apporté une réelle continuité dans la croissance », déclare Gilles Christnach.
Rebond
Les années passent ; les projets, petits et grands, se suivent et ne se ressemblent pas ; l’équipe s’agrandit jusqu’à compter 110 collaborateurs. Et pour continuer à proposer des expertises toujours plus pointues à ses clients, le bureau d’ingénieurs-conseils s’associe, en juin 2020, au groupe belge VK Architects & Engineers, lui-même racheté trois ans plus tard par le bureau d’ingénierie et d’architecture Sweco. « Ce rachat était une bonne chose en soi. L’idée de pouvoir importer un vaste éventail de compétences sur le marché luxembourgeois me semblait géniale. Malheureusement, cela ne s’est pas fait dans le respect des spécificités locales. L’arrivée d’un Country Manager étranger, alors que la gouvernance nationale était bien ancrée, s’est heurtée à notre vision ; raison pour laquelle David et moi avons successivement décidé de ne pas poursuivre l’aventure. Je me suis alors donné six mois pour préparer les collaborateurs à mon départ, transmettre les dossiers et accompagner les clients. À l’idée de quitter l’entreprise que j’avais fondée et fait évoluer, mon esprit cartésien a été submergé par une vague d’émotions très fortes. J’ai dû compter sur mon épouse ainsi que sur un soutien professionnel pour sortir la tête de l’eau. J’en suis finalement venu à la conclusion apaisante que la vie d’une entreprise évolue comme celle des enfants : grandir et quitter le nid sont des passages obligés et il faut savoir les laisser voler de leurs propres ailes », explique-t-il non sans émotion, mais sereinement.
Un carnet d’adresses bien rempli entre les mains, Gilles Christnach profite de ses six mois de transition pour multiplier les rencontres au sein de son réseau. Bientôt, de nombreuses opportunités s’offrent à lui, que ce soit auprès d’autres bureaux d’études ou d’installateurs ; des propositions intéressantes et qu’il envisage sérieusement jusqu’à ce qu’une offre sorte du lot. « J’avais prévu un déjeuner avec Thierry Hirtz, président du Centre de ressources des technologies et de l’innovation pour le bâtiment (CRTI-B) que je connaissais en sa qualité d’architecte auprès de l’Administration des bâtiments publics. Deux jours avant ce rendez-vous, Moreno Viola, directeur du CRTI-B, avait remis sa démission. Thierry Hirtz m’a donc proposé de prendre sa relève. Je n’ai pas eu à réfléchir très longtemps. L’idée de me mettre au service du secteur de la construction dans son ensemble m’a vite enthousiasmé », raconte le nouveau directeur du CRTI-B.
Redirection
À peine a-t-il repris les rênes du Centre que l’ancien patron de Betic prévoit d’organiser un grand brainstorming réunissant les maîtres d’ouvrage, les concepteurs et les entreprises exécutantes pour identifier et comprendre les besoins du secteur dans un contexte de multicrise. L’objectif : instaurer un climat de confiance et entretenir le dialogue afin d’y accroître l’harmonisation, d’en renforcer la durabilité et d’assurer sa transition digitale. « Bien sûr, nous ne partons pas d’une page blanche. Mon prédécesseur a fait un excellent travail que j’entends bien poursuivre, tout en questionnant tout élément sur lequel je pourrais poser un regard neuf. J’ai toujours vu le Luxembourg comme un pays de niche. Avec ses chemins courts, son aisance financière et sa concentration de compétences très pointues, il s’est distingué dans la sidérurgie, le secteur bancaire, et même spatial. Pourtant, il n’est plus forcément à la pointe dans la construction. Si les initiatives y sont nombreuses, elles ne sont probablement pas assez concertées. Je pense que le CRTI-B est un des acteurs qui pourrait y remédier pour faire du secteur du bâtiment luxembourgeois un pôle d’innovation en Europe. Nous avons toutes les cartes en main, évitons simplement de nous mettre des bâtons dans les roues avec des cadres réglementaires trop contraignants. La Bavière, par exemple, a développé le concept de « Gebäudetyp E » pour désigner des bâtiments expérimentaux ou simples (voire simplifiés) qui, parce qu’ils recourent à des nouveaux matériaux ou des nouveaux concepts techniques ou constructifs, peuvent être exemptés de certaines contraintes normatives. C’est une approche que le CRTI-B pourrait importer au Luxembourg pour accélérer l’innovation », indique le nouveau directeur, impatient d’apporter sa pierre à l’édifice.
Par Adeline Jacob