Course à l’IA
C’est une nouvelle Commission qui, malgré un soutien historiquement faible du Parlement européen, a été adoubée le mercredi 27 novembre à Strasbourg. Rempilant pour un second mandat, Ursula von der Leyen reprend les rênes de l’exécutif européen dans un contexte géopolitique inédit et tendu, c’est le moins que l’on puisse dire. L’Allemande entend donc aller vite, promettant de prendre de nombreuses mesures lors des 100 premiers jours de sa nouvelle mandature. Au-delà du « mythe politique », il y a effectivement urgence à agir. Entre son investiture le 1er décembre 2024 et le retour à la Maison Blanche de Donald Trump le 20 janvier 2025, la nouvelle équipe n’a que 50 jours pour se préparer à l’imprévisible. Menaçant une économie européenne déjà en décrochage par rapport à ses concurrents américains et chinois, les promesses politiques du prochain président états-unien pressent l’Europe à rattraper son retard en matière d’innovation et de défense, notamment.
En effet, l’UE subit un déclassement compétitif majeur que le rapport Draghi, dévoilé le 9 septembre dernier, impute presqu’exclusivement à son retard dans le secteur de la tech. C’est la raison pour laquelle le lancement « d’usines d’IA » figure parmi les priorités de la Commission von der Leyen II. Présentées comme des écosystèmes dynamiques qui favorisent l’innovation, la collaboration et le développement dans le domaine de l’intelligence artificielle, ces « fabriques » devront rassembler les ingrédients nécessaires (puissance informatique, données et talents) pour créer des modèles d’IA générative de pointe. C’est en tirant parti de la capacité de supercalcul de l’entreprise commune EuroHPC que la présidente de la Commission espère « faire de l’Europe le continent de l’IA ». Et les objectifs sont concrets puisqu’Henna Virkkunen, vice-présidente exécutive désignée à la Souveraineté technologique, a confié son ambition de lancer au moins cinq usines d’IA endéans ce cap symbolique des 100 premiers jours.
Ce 10 décembre, trois mois jour pour jour après avoir lancé deux appels à manifestation d’intérêt pour sélectionner les entités hôtes qui hébergeront et exploiteront les premières usines d’IA, EuroHPC a annoncé avoir retenu, entre autres, la candidature du Luxembourg. La nouvelle fabrique, qui sera déployée l’an prochain, sera hébergée et exploitée par LuxProvide, à Bissen. Au cœur du projet : MeluXina-AI, un nouveau superordinateur spécialement optimisé pour l’intelligence artificielle et conçu pour relever les défis critiques auxquels sont confrontés les utilisateurs d’IA dans des secteurs stratégiques tels que la finance, l’espace, la cybersécurité et l’économie verte. Cet outil aux capacités hors-normes devrait confirmer la position du pays en tant que leader européen de l’intelligence artificielle.
Mais le Luxembourg pourra-t-il rivaliser avec les grands du secteur pour autant ? L’UE, qui jusqu’à présent a préféré réguler sur l’intelligence artificielle plutôt que de la développer, devrait gagner une véritable course contre la montre pour que l’on puisse répondre à cette question par l’affirmative. En effet, l’initiative « usines d’IA » est jugée trop tardive par certains qui ne peuvent qu’observer, impuissants, les entreprises européennes les plus prometteuses faire équipe – faute d’alternative européenne solide – avec les géants américains. Pour d’autres, moins défaitistes peut-être, il resterait à l’UE quelque 36 mois pour agir avant que le rattrapage ne devienne trop coûteux. Car se hisser au niveau des entreprises de la tech qui prospèrent outre-Atlantique ne se fera pas sans mettre la main au porte-monnaie. Un des risques : une dispersion des fonds qui ne permettrait d’octroyer qu’un financement modeste à chaque usine et empêcherait ainsi tout espoir de voir émerger sur le Vieux Continent un compétiteur sérieux à l’échelle internationale.
Pour rester dans la course, l’Europe va donc devoir dépenser beaucoup, très vite et stratégiquement. Le jeu en vaut-il la chandelle ? À n’en pas douter. Tenir la comparaison avec les États-Unis et la Chine lui permettra de rehausser les performances de l’industrie européenne – à la condition que l’IA la pénètre verticalement – et, par conséquent, de rétablir sa compétitivité. Sur le plan de la géopolitique technologique, devenir producteurs d’IA plutôt que simples consommateurs permettra aux Européens de renforcer leur souveraineté. Comme l’a souligné Ursula von der Leyen lors de la présentation du Collège des commissaires et de son programme, dans un monde où « toute relation de dépendance est exploitée », « notre liberté et notre souveraineté dépendent plus que jamais de notre puissance économique. Notre sécurité est tributaire de notre capacité à nous montrer compétitifs, à innover et à produire ».
Par A. Jacob