L’oiseau et le libertarien
C’est l’histoire d’un oiseau, une ode à la liberté, l’odyssée d’un magnat contemporain, un feuilleton qui tient en haleine le monde de la tech (mais pas que) depuis le mois d’avril. Le rachat de Twitter par Elon Musk est un peu tout cela à la fois. Le 27 octobre, le multimilliardaire a mis un point final au récit à suspense qu’il a rédigé à coup de phrases incisives de 280 caractères. Annoncé en avril, le rachat du réseau social a battu de l’aile dès le mois de juillet. L’acquéreur pressenti y avait renoncé en raison de la proportion de spams et de faux comptes qui pulluleraient sur la plateforme. Poursuivi en justice par Twitter pour ce retrait, il avait jusqu’au 28 octobre pour conclure l’opération et échapper au procès. Il a finalement fait volte-face in extremis.
44 milliards de dollars, c’est le prix de la liberté d’expression pour l’homme le plus riche du monde. Dans un message adressé aux annonceurs du média social, l’entrepreneur affirme ne pas avoir engagé son rachat «pour se faire plus d’argent» – il a d’ailleurs déclaré «payer beaucoup trop cher» bien que «le potentiel soit largement supérieur à sa valeur actuelle» – mais pour «essayer d’aider l’humanité». Il est «important pour l’avenir de la civilisation d’avoir une place publique en ligne où une grande variété d’opinions peut débattre de façon saine, sans recourir à la violence» explique-t-il aux marques auxquelles Twitter doit l’essentiel de ses revenus. Mais la vision du dirigeant de Tesla ne plaît pas à toutes. Certaines d’entre elles, désireuses de ne pas être associées à des contenus non-consensuels, ont déjà suspendu temporairement leurs publicités sur la plateforme. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Le nouveau patron du réseau social entend, notamment, assouplir la modération des contenus au nom de la liberté d’expression. Et sa conception du «freedom of speech» est très extensive, ce qui laisse craindre la multiplication de propos haineux ou la propagation de la désinformation. Elon Musk a tout de même tenté de rassurer les annonceurs: un «conseil de modération des contenus avec des points de vue très divers» veillera à ce que le média ne devienne pas une «plateforme infernale où tout serait permis». Ceci dit, dès la transaction actée, le compte du rappeur américain Kanye West – persona non grata depuis la publication de propos antisémites – a été réactivé, laissant peu de doutes quant à la nouvelle politique de la plateforme.
Mais que les férus du réseau basés sur le Vieux Continent se rassurent: ici, l’oiseau bleu devra suivre le plan de vol européen sous peine de se voir couper les ailes. C’est ce qu’a rétorqué Thierry Breton au nouveau propriétaire controversé du réseau social… par tweet interposé: «In Europe, the bird will fly by our european rules». Le Commissaire européen au Marché intérieur fait ainsi référence au règlement sur les services numériques (DSA) publié – par un hasard du calendrier – au Journal officiel de l’UE le jour de l’annonce du rachat de Twitter. Celui-ci fixe un ensemble de règles visant, notamment, le renforcement du contrôle démocratique et de la surveillance des plateformes systémiques ainsi que la lutte contre la manipulation et la désinformation. En cas de non-respect, les plateformes pourront se voir infliger des astreintes et des sanctions, voire interdire leurs activités sur le marché européen.
L’Europe enferme ainsi l’oiseau bleu dans une cage dorée, rappelant à tous que, peu importe son influence ou la hauteur de sa réussite, on ne se substitue pas au législateur. Sans jouer le jeu de la censure, elle réaffirme que le besoin de protection des droits et libertés des uns autorise la limitation de l’exercice de ceux des autres. Tout libertarien qu’il est, l’extravagant entrepreneur Elon Musk et son drôle d’oiseau devront, comme tout le monde, respecter la loi.
Par Adeline Jacob