L’agriculture biologique à la loupe
Plus de 72,3 millions d’hectares de terres agricoles, réparties sur 187 États à travers le monde, sont aujourd’hui gérés de manière biologique par quelque 3 millions d’agriculteurs. Bénéficiant enfin du soutien des pouvoirs publics, cette méthode de production proche de la nature se heurte pourtant encore à certains obstacles d’ordre économique, sociétal ou écologique. Explications avec Änder Schanck, fondateur du groupe Oikopolis qui œuvre depuis plus de 30 ans au développement de l’agriculture biologique au Luxembourg.
Tendance à la hausse pour le marché du bio
La 22e édition de «The World of Organic Agriculture», publiée en février, révèle une hausse de l’agriculture biologique et du marché du bio à l’échelle planétaire et… luxembourgeoise. Bien que la superficie sous gestion biologique y soit nettement inférieure à d’autres pays (4-5%), le Grand-Duché atteint le haut du classement à d’autres égards. En 2019, au Luxembourg, le biologique représentait 8,6% du marché total, ce qui le plaçait en 5e position derrière le Danemark, la Suisse, l’Autriche et la Suède. En termes de consommation par habitant, le pays se hisse sur la troisième marche du podium mondial avec ses 265 euros par tête. «Ces résultats, que nous devons aussi bien au plan d’action national de promotion de l’agriculture biologique qu’aux ambitions de l’Union européenne, traduisent enfin un renversement de situation lié à la crise climatique et à un changement d’habitude des consommateurs. Il y a à peine 30 ans, il était encore inenvisageable de promouvoir l’agriculture biologique via la politique agricole commune ou le programme de développement rural», se souvient Änder Schank.
Pourtant, selon lui, le bio ne pourra pleinement se globaliser sans modification profonde du système économique actuel. «Tous les agriculteurs vivent de subventions car leur activité ne leur permet pas de subvenir entièrement à leurs besoins. Aussi bien dans l’agriculture conventionnelle que biologique, c’est un problème que nous n’avons pu résoudre à la source. Après la guerre, ces subventions ont été accordées en fonction de la production, ce qui fait que les agriculteurs produisaient plus que de raison. Pour endiguer ce phénomène, les subsides ont finalement été attribués en fonction de la surface de l’exploitation et non plus de sa production. Mais cette politique se heurte à un autre problème lié cette fois à la propriété. Actuellement, 60 à 62% des agriculteurs sont locataires de leur exploitation et sont contraints de partager les subventions avec leur propriétaire. L’argent injecté ne profite donc pas entièrement à leurs activités. Aujourd’hui, comme beaucoup, nous estimons qu’une subvention par tête d’ouvrier serait une solution, mais nous n’en sommes pas encore là. C’est pourquoi, chez Oikopolis, nous essayons de démontrer qu’un autre système est possible. Nous prônons un travail associatif d’un bout à l’autre de la chaine de valeur pour éviter que chaque maillon ne fasse pression sur le précédent et permettre à tous, producteurs et consommateurs, d’y trouver leur compte», explique le fondateur du groupe.
L’impossible adéquation de l’offre et de la demande sur le marché national
Quant à la question de savoir si les producteurs bio luxembourgeois pourront répondre à la demande croissante des consommateurs, la réponse est tout bonnement négative, pour diverses raisons. «Équilibrer l’offre et la demande est impossible dans un petit pays. Même dans un supermarché conventionnel, le client a le choix entre quelque 2.000 produits bio. On ne peut produire autant de références au Luxembourg. Le marché est désormais globalisé et, si nous revenions à une consommation régionale, nous n’aurions, d’une part, plus accès à de nombreux produits comme les oranges ou les bananes et, d’autre part, devrions consentir à dépenser davantage en raison des salaires, des frais de personnel et des loyers qui sont plus élevés au Grand-Duché. Or, un ménage luxembourgeois ne consacre que 8% de ses revenus à son alimentation et, de ce fait, soutient très peu l’agriculture», analyse Änder Schanck.
D’ailleurs, si les chaînes de production et d’approvisionnement locales sont valorisées pour leur impact environnemental plus faible, le piège du nationalisme économique n’est pas loin. «L’exemple du lait est très représentatif à cet égard. La lactation des vaches étant indépendante de la demande des consommateurs, nous recourions précédemment à un réseau international qui permettait d’exporter ou d’importer le lait en fonction des besoins. Fin 2017, les Français n’ont plus voulu que du lait français et les autres acteurs ont suivi le mouvement. Plutôt que d’écouler notre production bio à l’étranger, nous avons dû la verser dans le pool conventionnel à un prix relativement bas. Derrière l’argument écologique brandi pour promouvoir les productions locales se dissimule parfois un certain chauvinisme», déplore Änder Schanck.
Du biologique plus écologique
Malgré l’émergence de politiques favorables à l’essor de l’agriculture biologique, le groupe Oikopolis consentira prochainement à de nouveaux investissements qui devraient lui permettre de surmonter les défis de la prochaine décennie. Le premier: la loi relative aux emballages et aux déchets d’emballages selon laquelle, dès le 1er janvier 2022, les fruits et légumes frais devront être débarrassés de tout conditionnement contenant du plastique. «L’emballage des fruits et légumes biologiques revêt une importance toute particulière. Le supprimer, c’est perdre la confiance du consommateur, d’une part parce que l’étiquette garantit la traçabilité du produit (avec des informations sur le fournisseur ou la date de livraison) et d’autre part parce qu’il permet de distinguer sans doute possible les produits biologiques des produits conventionnels. C’est pourquoi nous nous battrons pour le garder tout en développant des matériaux qui soient compostables. Nos conditionnements actuels sont composés à 66% de maïs. Toutefois, dans quelques mois, nous utiliserons des emballages en cellulose 100% compostables que nous venons de mettre au point. Reste désormais à développer une étiquette biodégradable elle-aussi. Nous cherchons également des alternatives aux briques de lait composées de carton, de plastique et d’aluminium. Ces développements prennent beaucoup de temps, mais des solutions existent», dévoile Änder Schanck.
D’autres défis attendent le groupe, notamment liés à la conservation, au nettoyage, au séchage et au stockage de ses céréales biologiques qui, faute de structures adéquates, passent par des entreprises étrangères relativement lointaines; un poids en termes de bilan carbone pour un groupe qui améliore continuellement son impact environnemental.