Futur de la médecine et médecine du futur
L’écosystème de la santé a répondu avec une rapidité certaine au choc de la pandémie de Covid-19, notamment en recourant largement, et pour ainsi dire du jour au lendemain, à des technologies numériques et des plateformes de consultation virtuelle. Ce faisant, cet écosystème a non seulement assuré la continuité des soins, mais aussi anticipé une décennie de réformes en quelques mois. Plutôt que de revenir à la normale, il y a désormais la possibilité de jeter les bases d’un système de santé réinventé. C’est ce que révèle le rapport «Global Top Health Industry Issues 2021» publié en début d’année par PwC. Etayé par le questionnement de 10.000 acteurs du secteur de la santé, ainsi que par des entretiens avec des leaders de l’industrie de la santé, il permet de mieux comprendre la capacité de la population à s’adapter au changement et examine les défis qui affectent désormais le secteur. Présentation avec Guy Brandenbourger, Partner, Healthcare, Pharma and Life-science Leader, au sein de PwC Luxembourg, et Rasa Sarke, PwC Global Business Driver, Healthcare Industries.
D’emblée, votre rapport souligne le coup d’accélérateur sans précédent que la crise a donné à la digitalisation du secteur de la santé. Qu’impliquent des transformations si rapides?
RS: Nous tirerons immanquablement de nombreuses leçons de cette crise et celles-ci nous permettront de construire un système de santé plus résilient, dynamique, ouvert à de nouvelles possibilités et, finalement, plus efficient en termes de santé publique, mais aussi d’un point de vue clinique, recherche clinique comprise, le tout au bénéfice des patients. Pour y parvenir, nous devrons accélérer cette dynamique de transformation, notamment en y dédiant des moyens financiers supplémentaires. Bien sûr, les avancées réalisées en quelques mois s’accompagnent d’un certain nombre de défis. Le premier concerne évidemment la cybersécurité. Plus les patients recourent à la téléconsultation ou aux applications de santé, plus les points d’entrée pour les cybercriminels sont nombreux. Les organisations qui proposent ce type de solutions devront y être particulièrement attentives. Deuxièmement, nous devons reconnaître qu’il ne suffit pas de développer des outils digitaux, il convient également de perfectionner les compétences numériques des professionnels de santé pour améliorer l’expérience patient.L’un des grands défis qui attend désormais le secteur de la santé serait de trouver l’équilibre entre médecine «traditionnelle» et télémédecine.
Quels sont les enjeux soulevés par cette problématique?
GB: Le rapport a révélé une utilisation de plus en plus importante de la téléconsul-tation [1] et, par conséquent, la capacité des États et des professionnels de santé à mettre en place des solutions virtuelles, sécurisées, qui permettent d’assurer la continuité des soins, sans que les patients aient à se déplacer. Aujourd’hui, nous ne nous interrogeons pas sur la pérennité et l’amplitude à donner à ces solutions, elles sont désormais acquises, mais sur la téléconsultation: va-t-elle se diffuser au-delà des cabinets des médecins généralistes, vers les spécialistes ou dans les centres hospitaliers? Si oui, avons-nous toujours besoin d’autant d’hôpitaux, dits aigus? C’est une question-clé qui se pose déjà dans certains pays, comme en Allemagne. La relation entre le médecin et le patient doit aussi être interrogée, car la téléconsultation n’est certainement pas à recommander dans toutes les situations et ne doit en aucun cas devenir une sorte de commodité.
RS: En effet, certaines spécialités s’y prêtent mieux que d’autres. Le suivi d’une maladie chronique ou les consultations psychologiques, par exemple, se prêtent très bien à ce type de prestations. Selon le sondage réalisé dans le cadre du rapport «Global Top Health Industry Issues 2021», 44% des personnes ayant effectivement eu recours à la téléconsultation ont affirmé être enclines à l’utiliser à l’avenir pour des consultations orientées sur des aspects d’ordre psychologique. Si la télémédecine semble très prometteuse, elle risque néanmoins de renforcer, voire de créer, certaines inégalités. Selon le Forum Économique Mondial, 3,6 milliards de personnes sont «digitalement déconnectés». Donc, quels que soient les services de télésanté qui seront créés, près de la moitié de la population mondiale n’y aura pas accès. C’est un fait dont les organisations de santé et les gouvernements doivent tenir compte lorsqu’ils réfléchissent à ces transformations, faute de quoi certaines disparités s’aggraveront.
GB: À l’inverse, les nouvelles solutions de téléconsultation ont permis de réduire les zones blanches et de faciliter l’accès aux soins pour les personnes qui vivent loin des centres urbains. Ce sera aux gouvernements et aux professionnels de santé de trouver le meilleur moyen de diffuser ces outils, tout en veillant à maintenir un certain niveau de proximité pour ceux qui ne pourraient y accéder, que ce soit en raison de leur âge, de leur facilité à accéder ou utiliser les outils numériques ou par manque de moyens, si certains services devaient être payants.
La pandémie de Covid-19 était la première crise de la sorte à l’ère du Big Data et de l’intelligence artificielle. Quels avantages avons-nous pu tirer de ces technologies et comment libérer davantage leur potentiel?
RS: L’intelligence artificielle et le Big Data stimulent la recherche et l’innovation thérapeutique, améliorent les soins et l’expérience des patients et permettent de réaliser des économies, mais on ne peut libérer pleinement leur potentiel sans accès à un volume très important de données. La collaboration entre différents acteurs est donc indispensable. Médecins, patients, hôpitaux, entreprises pharmaceutiques, gouvernements, pharmaciens et mêmes géants du web devraient former un écosystème dans lequel certaines données seraient partagées,… parfois dans le cloud aussi! Bien sûr, leur accessibilité n’est pas le seul enjeu: leur traitement et leur utilisation ont également toute leur importance. À cet égard, la création d’un cloud souverain européen permettant de stocker, structurer et partager des données de santé, tel qu’envisagé par la récente initiative GAIA-X, serait un réel atout.
GB: La crise a véritablement révélé la valeur des données de santé, aussi bien aux yeux des professionnels du secteur qu’à ceux des gouvernements. En déployant le «Large Scale Testing», initialement avec le LIH et depuis le début de la lutte contre la pandémie de Covid-19, le gouvernement luxembourgeois a mis au point une stratégie qui lui a permis de comprendre la propagation du virus et la formation de clusters, afin d’y réagir rapidement. Aux mêmes fins et dans l’idée de croiser les données, le LIST conduit aussi des analyses sur la concentration du virus dans les eaux usées. Les autorités de santé et les instituts de recherche vont désormais traiter ces données et en tirer des leçons qui permettront d’éviter le pire à l’avenir. À l’échelle planétaire, ce sont des milliards de données qui seront étudiées pour guider la prise de décision, notamment en termes de lutte contre les pandémies, mais pas seulement.
Le rapport «Global Top Health Industry Issues 2021» s’intéresse également aux essais cliniques qui tendent à se digi-taliser eux-aussi…
GB: En effet, le sondage réalisé par PwC révèle que 93% des dirigeants du secteur pharmaceutique et des sciences de la vie considèrent que les essais cliniques reposant sur des solutions numériques seront importants pour leur entreprise au cours des cinq prochaines années, tandis que 66% des personnes interrogées ont déclaré qu’elles seraient disposées à s’engager dans des essais fondés sur de tels outils. Les premiers y voient un moyen de renforcer leur efficacité opérationnelle, tandis que les secondes prennent conscience qu’elles peuvent en tirer bénéfice pour leur propre santé. Pour l’instant, de nombreux patients préfèrent que leurs données soient protégées mais, à l’avenir, ils seront certainement de plus en plus enclins à les partager avec des centres de recherche ou des entreprises pharmaceutiques, car ils y verront un bienfait pour eux-mêmes et pour la communauté. Si l’échange de données s’opère dans un cadre contractuel clair et sécurisé, il est probable que les fameuses cohortes de patients sur lesquelles sont réalisées des études sur des dizaines d’années tendront à disparaître, dans leur forme actuelle, au profit d’essais cliniques basés sur des données de type «Real World Data», via des «wearable devices» par exemple. Certains GAFA investissent dans ces accessoires connectés mais, à l’heure actuelle, rien ne prouve qu’ils deviendront des leaders de la recherche clinique. Peut-être y parviendront-ils, mais je crois que les centres de recherche publics ont encore leur carte à jouer. Dans tous les cas, la révolution du «digital pill» [2] a déjà commencé et s’annonce maintenant comme une révolution majeure dans nos sociétés et qui aura une influence bénéfique sur le traitement des maladies chroniques, mais aussi sur la manière de prévenir certaines maladies.
Le système de santé luxembourgeois est-il en passe de se réinventer également?
GB: Une réflexion sur l’avenir de notre système de santé dans les trois, cinq ou huit prochaines années est actuellement en cours dans le cadre du Gesondheetsdësch, un échange participatif et structuré, autour des défis auxquels il est confronté aujourd’hui. Sous la houlette de la ministre de la Santé, Paulette Lenert, les acteurs du secteur de la santé se sont réunis afin de déterminer les actions requises pour définir les pistes de développement du système de santé du Grand-Duché. Dans ce cadre, un groupe de travail dédié au recours aux nouvelles technologies dans le domaine de la santé a été mis en place. Il étudie notamment les investissements nécessaires et les solutions numériques à développer pour rendre le système plus efficient. On peut penser que le DSP (Dossier de Soins Partagé) se profile désormais comme étant la pierre angulaire de cette transformation digitale, utile et utilisé aussi bien par les patients que leurs médecins.
Enfin, la médecine des 4P (Personnalisée, Préventive, Prédictive et Participative) en sera un autre pilier. Rappelons que l’âge moyen en bonne santé, en 2018, au Luxembourg, est de 60,7 ans (contre plus de 70 ans dans les pays nordiques) et que l’espérance de vie au Luxembourg est autour des 80 ans pour les hommes et de 85 ans pour les femmes. Entre les deux, la population luxembourgeoise vit donc, au-delà de 60 ans, relativement en mauvaise santé et ceci donc, pendant plus de 20 années. Tout l’enjeu sera de mettre en place un système qui permettra d’éviter les maladies qui peuvent l’être (dont les maladies chroniques), avant même l’âge de 60 ans.
[1] 51% des sondés ont recouru à une forme de soins virtuels autre que vidéo avant ou durant la pandémie. Parmi ceux-ci, ils sont 91% à vouloir réitérer l’expérience à l’avenir.
[2] Traduire «digital pill» par «médicament numérique».