Les charmes de l’esprit
Déroutant après-midi de février où les nuances de l’hiver avancé ont déjà des airs de printemps. Les rayons de soleil plongent à travers le Pont Adolphe jusqu’aux cimes des arbres des parcs de la Pétrusse, en contrebas du somptueux Hôtel des Terres Rouges. C’est là que nous avons rendez-vous avec la nouvelle ministre de l’Intérieur et ministre de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Taina Bofferding. Tout un symbole pour cette Eschoise. Portrait.
Une exception familiale
Taina naît à Esch-sur-Alzette dans une famille modeste où l’on parle le luxembourgeois. Elle apprend l’allemand à l’école et la multiculturalité du Sud l’oblige au baragouinage du français dans la cour de récré, ce qui l’aide à comprendre les dessins animés du Club Dorothée que suit religieusement toute sa génération les dimanches matins.
Elle fait son classique au Lycée Hubert Clément, fréquente les scouts et s’essaie à beaucoup de sports avant de trouver foulée à son pied dans l’athlétisme. Certes moins attirée par les cours que par les sorties entre copines, l’adolescente est néanmoins curieuse du monde qui l’entoure. Elle, dont les parents ne parlent jamais de politique à la maison, lit la presse nationale et internationale comme pour mieux prendre le pouls des autres. De ses lectures, naît une sensibilité qui formera bientôt un désir d’engagement. En 2003, elle manifeste avec la jeunesse luxembourgeoise (dont l’auteur de ces lignes faisait partie) contre la guerre d’Irak devant l’Ambassade des États-Unis au Luxembourg.
Elle pousse les portes de la culture et de l’art, visite les musées, déambule dans les vernissages, avale des livres et y découvre un autre monde; celui de la beauté, des déformations sublimes, des idées nuancées et des tendresses pour l’étrangeté.
Occupant un job étudiant dans un café du centre, elle discute avec la jeunesse eschoise, refait le monde entre deux pintes et confronte ses idées et ses convictions à tous les partis politiques. Un soir, Yves Cruchten – qui n’est pas encore député LSAP mais un simple client régulier – lui rétorque qu’elle critique beaucoup mais qu’elle n’a pas le courage de s’engager. Son sang bouillonne de colère et ne fait qu’un tour; elle assiste à une réunion des jeunes socialistes et prendra sa carte en 2004, à 22 ans. «Les jeunes socialistes bénéficient d’une certaine autonomie et sont une bonne école pour faire ses premières classes politiques», dit-elle. Ses idées se nuancent dans l’altérité mais gardent une même nature: celle des opprimés, des plus défavorisés, des moins bien lotis. Elle y apprend aussi le consensus et l’art de convaincre et de séduire par le verbe.
De l’Institut d’études éducatives et sociales où elle obtient son diplôme d’éducatrice en 2005, elle passe un master en sociologie à l’Université de Trèves en sciences sociales en 2011. Son sujet de mémoire porte sur les représentations des femmes et des hommes dans la publicité… Tout un symbole en devenir.
Eschoise un jour, Eschoise toujours
La jeune diplômée travaille pour l’OGBL, participe à la création du département des jeunes et devient conseillère communale de sa ville en 2011. Faisant ses armes politiques aux côtés des bourgmestres Lydia Mutsch (2000 à 2013) puis Vera Spautz (2013 à 2017) – «Deux femmes aux tempéraments différents mais à la volonté politique forte», assure-t-elle – Taina Bofferding apprend à monter sa garde, à encaisser les coups mais aussi à les rendre.
Elle essuie ses premières trahisons politiques, notamment avec ce poste d’échevin qui lui passe sous le nez pour aller à un élu aux 119 voix de moins qu’elle. Quelques bruits de couloir la disent trop jeune, «qu’à cet âge-là, on a d’autres préoccupations comme faire des enfants». Mais la douleur des bassesses et les rumeurs graveleuses renforcent son cuir politique. Élue à la Chambre des députés en 2013, elle devient membre de plusieurs commissions dont celles de la Famille et de l’Intégration, celle du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale, des Institutions et de la Révision constitutionnelle, de la Culture, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, des Médias, des Communications et de l’Espace, ainsi que celle du Logement.
L’acharnée de travail est néanmoins impuissante face à la déconfiture socialiste des dernières élections communales où le LSAP perd le poste de bourgmestre (qu’il occupait pourtant depuis 1978). Elle s’élève avec d’autres pour poser une réflexion de profondeur sur les raisons de cette débâcle et est élue présidente de la section locale du LSAP.
Le rouge à l’âme
Elle est une enracinée qui sait tout le symbole des Terres Rouges qu’elle aime encore fouler du pied en courant les week-ends. Les terres rougies de l’acier des usines, le rouge du sang qui coulait dans les veines des ouvriers, le rouge de la solidarité. Elle sait que dans le ventre sombre de la mine, dans la fournaise ferraillée des usines, dans les mousses dorées des bières qui rinçaient quotidiennement les gorges crassées de poussières, on parlait, riait, pleurait, s’esclaffait, raillait et philosophait le rouge à l’âme.
Son rapport au socialisme est détrempé de ce terroir et Taina Bofferding est aussi le fruit de sa propre histoire. «Une famille modeste», disait-on humblement plus haut mais Taina sait la difficulté de certains à boucler leurs fins de mois. D’où ses citations qui – nous l’assure-t-elle – seront encore valables dans cinq ans: «la solidarité, la justice et l’équité me poussent au quotidien», «je ne fais aucune différence entre les électeurs et les non-électeurs», «les patrons ne doivent pas être les seuls à profiter des gains de productivité».
Un ton, un style et des ambitions
Au lendemain des élections, on lui demande si cela l’intéresse de devenir ministre. Son parti la soutient et elle choisit l’Intérieur et l’Égalité entre les femmes et les hommes.
Elle compte s’inspirer de son expérience, notamment de conseillère communale, pour mener à bien son programme. Elle souhaite également dépasser la verticalité politique en portant des réformes qui tiennent compte des avis des experts, des citoyens et des acteurs du terrain.
Son projet phare pour l’Intérieur, c’est la refonte générale de la loi communale qui prendra le temps nécessaire de la consultation: «une réforme pour les communes, avec les communes». Des groupes de travail et des ateliers seront tenus pour qu’elles puissent être entendues.
Les examens d’admissibilité du secteur communal seront «adaptés et modernisés et les cérémonies civiles seront plus flexibles pour améliorer le service au citoyen». Il faudra également suivre de près la mise en œuvre de la réforme du CGDIS: «pour l’heure les retours du terrain sont plutôt bons mais il faut plus encore promouvoir le volontariat car le système luxembourgeois de secours ne peut pas se passer des bénévoles qui assurent les missions sur le terrain». Une journée nationale de prévention contre les incendies devrait également être instaurée.
Une œuvre dans la salle d’attente du ministère témoigne du peu de femmes présentes dans les conseils d’administration au Luxembourg mais «seul, ce ministère ne pourra pas changer la situation. C’est l’affaire de tous». Promouvoir l’emploi féminin par des mesures fiscales, combattre les inégalités salariales, contrecarrer la faible représentation des femmes dans les instances économique et politique de prise de décision, soutenir le recrutement et la formation des femmes qui veulent s’engager; sont quelques points sur lesquels elle souhaite peser et qui feront qu’elle aura le sentiment d’avoir été ou non une bonne ministre.
Une Femme d’État
Taina Bofferding est la première femme à occuper le portefeuille (régalien) de l’Intérieur, un double symbole donc pour celle qui porte également la lourde charge de l’Égalité entre les femmes et les hommes. Elle est, sans aucun doute, l’un des atouts charme du gouvernement, non pas uniquement pour le vert délicat de ses yeux, son large sourire radieux et sa beauté indéniable mais bien parce que c’est une femme qui participe à la parité gouvernementale (à défaut certes d’une parité parlementaire), une socialiste qui malgré le faible score du LSAP aux dernières législatives est un maillon indispensable de la coalition gouvernementale, mais peut-être aussi et surtout une femme qui incarne le renouveau politique. Un vent de jeunesse qui a de quoi dépoussiérer les vieux éléphants de la politique luxembourgeoise, soit, mais même si ses anciens collègues la disent «sérieuse et travailleuse», reste à savoir et donc à prouver, qu’elle est une femme d’État. Un confrère de Paperjam écrivait récemment que «derrière le sourire éclatant se cache une vraie détermination. Et un sens politique qui s’est aiguisé au fil des années». C’est peut-être là une arme redoutable d’efficacité: un physique timoré, menu, presque fragile se mêlant à un charme envoutant mais qui voile l’assurance d’une détermination politique. Rendez-vous dans cinq ans pour s’en assurer…
Référence au Gai Savoir de Nietzsche: «Nous finissons toujours par être récompensés pour notre bonne volonté, notre patience, notre équité, notre tendresse envers l’étrangeté, du fait que l’étrangeté peu à peu se dévoile et vient s’offrir à nous en tant que nouvelle et indicible beauté: C’est là sa gratitude pour notre hospitalité. […] L’amour aussi doit s’apprendre.»
Par Julien Brun