La digitalisation au service de la compétitivité
Si de bonnes initiatives peuvent être saluées concernant la digitalisation du service public luxembourgeois, elles restent encore souvent cantonnées à un nombre restreint de départements ou de services. Prônant davantage d’échanges et de transversalité dans les démarches des services publics, Patrick Wies, Partner responsable du secteur public chez KPMG, nous parle ainsi du positionnement du Luxembourg sur la place internationale en matière de digitalisation et lance quelques pistes d’améliorations possibles.
Comment se positionne l’UE en matière de digitalisation des institutions publiques et du secteur privé au niveau mondial?
La digitalisation du secteur public est un sujet de haute importance au niveau européen car elle participe à la compétitivité des Etats membres et de l’Europe par rapport aux Etats-Unis et à la Chine. C’est pourquoi la Commission européenne prend maintes initiatives pour assurer un positionnement compétitif dans un monde qui se transforme.
Aujourd’hui, les investissements mondiaux réalisés dans le domaine de l’intelligence artificielle par exemple se chiffrent à hauteur de 48% en Chine, de 38% pour les Etats-Unis et de 14% pour le reste du monde, y inclus l’Europe. Il est dorénavant clair que notamment la Chine compte investir massivement dans ce domaine, et ceci dans des délais très courts.
D’un point de vue stratégique, l’Europe semble continuer de s’interroger sur la démarche qu’elle devrait adopter pour rester compétitive. L’Europe, basée sur les principes fondamentaux y inclus les élections démocratiques régulières, apporte une attention particulière aux réglementations en amont de l’utilisation des technologies. D’un autre côté nous voyons la rapidité de développement de la Chine, qui atteint un niveau de maturité beaucoup plus rapidement du fait qu’elle apporte des moyens financiers et infrastructurels encore plus importants à ses startups pouvant tester les nouvelles technologies sur un plus large panel qu’en Europe et en ayant moins de recours aux questions relatives au respect de la vie privée et de la protection des données qui sont si chères à notre Europe.
Notre approche par rapport aux nouvelles technologies prend donc plus de recul et de temps et permet une remise en question régulière de notre stratégie et du cadre imposé à nos entreprises privées. Il s’agit pour le moment d’une course ouverte, et nous verrons dans le temps quelle approche était la plus concluante en matière de compétitivité.
Quel bilan peut-on tirer de la digitalisation du secteur public luxembourgeois par rapport aux autres Etats membres de l’UE?
Selon l’évaluation européenne «Digital Economy & Society Index» (DESI) en 2018, le Luxembourg occupe la 5e place du classement sur 28 pays étudiés. Le Luxembourg obtient de bons résultats en matière de connectivité (2e rang), tant pour la couverture que pour l’abonnement et la souscription. Nous enregistrons de très bons résultats (5e rang) pour le capital humain, en particulier dans l’utilisation ou dans les compétences numériques où nous sommes les plus performants. Le Luxembourg obtient de très bons résultats pour l’utilisation d’Internet par ses résidents (4e rang). En revanche, deux axes mériteraient davantage d’efforts…
Nous sommes situés à la 22e position sur 28 en ce qui concerne l’intégration des technologies numériques par les entreprises. Nous avons en ce sens réalisé une enquête mondiale, «2018 Global CEO Outlook Survey», pour obtenir le point de vue des dirigeants d’entreprises sur les défis engendrés par la digitalisation au Luxembourg et il en est ressorti que sept CEO sur dix avaient des difficultés à mettre en place des processus parallèles pour transformer les aspects numériques et non numériques de l’entreprise. Cela se ressent également à plus large échelle puisque la Commission européenne a mis en place un budget destiné à financer et accompagner les initiatives du secteur privé dans le digital, pourtant une partie de ces fonds semble ne pas se voir attribuée faute de propositions jugées pertinentes par la Commission européenne.
Toutefois plusieurs initiatives ont été prises par l’Etat. Ainsi, le gouvernement travaille au déploiement de supercalculateurs (High Performance Computing) sur son territoire, dont l’un national et l’autre européen. Ces projets démontrent la volonté d’offrir des ressources et une infrastructure aux différents acteurs et à l’économie. Tant que le Luxembourg jouit d’une connectivité importante, certaines industries requièrent une proximité avec le HPC en ne nommant que l’importance croissante de simulations en temps réel. Le ministère de l’Economie construit ainsi une stratégie qui permettra de faire le lien avec les besoins des entreprises. L’approche abordée par le gouvernement va dans la bonne direction mais nous devons maintenant lier ces initiatives à la réalité économique du pays et les rattacher à l’effort commun européen afin d’uniformiser nos actions et maintenir un cadre d’interopérabilité européen.
En ce qui concerne les services publics numériques, nous occupons la 17e place sur 28. Dans les programmes électoraux, on retrouve l’importance de la simplification administrative pour les citoyens et les entreprises, bien que beaucoup d’efforts aient été fournis ces dernières années par l’Etat (Einfach Lëtzebuerg, guichet.lu, langues d’administration,…) avec une volonté de transparence et de facilitation d’accès. A mon sens, la raison de ce classement se situe donc aussi dans la communication encore trop timide de ces initiatives au grand public. Une réflexion devra être portée sur la promotion de ces outils dès leur conception.
En revanche, au niveau législatif, il est nécessaire que des simplifications soient opérées. En effet, on note que les compétences sont encore trop éparpillées et que la communication entre les services pourrait être améliorée. Davantage de collaboration entre les administrations sera nécessaire pour opérer des simplifications.
Quels sont les modèles de législation qui pourraient mener à une collaboration plus efficace des institutions publiques?
Au Luxembourg, nous nous donnons des objectifs mais les liens vers les institutions impliquées ne sont pas encore transparents pour le citoyen. Je pense notamment à ce qui se fait en France ou encore aux Pays-Bas. A ce titre, nous saluons les propositions de la Chambre de Commerce: «que des progrès décisifs soient effectués vers la mise en place de techniques telles que les budgets par programmes/missions avec évaluation systématique de l’efficacité des dépenses, au moyen notamment d’indicateurs de performance».
Davantage de collaboration entre les administrations sera nécessaire pour opérer des simplifications
L’adoption de cette approche devrait par ailleurs permettre de favoriser la collaboration de toute la fonction publique – tout en définissant les rôles de chacun – pour atteindre un objectif commun. En regroupant des acteurs appartenant à différents ministères, nous pourrions créer une cellule de coordination d’initiatives ou une sorte de PMO (terme à déterminer entre les différents acteurs) de manière à rassembler les efforts de toutes les administrations. Concernant le processus législatif, il est nécessaire de réaliser de manière systématique des études d’impact au préalable, pour constater plus facilement a posteriori si les initiatives légales étaient adéquates et si des adaptations peuvent encore être apportées pour atteindre le but fixé. En amont, il faut définir les critères selon lesquels un changement de loi pourra être évalué et prévoir des échéances pour ces évaluations de manière à pouvoir ajuster le cap si nécessaire.
Comment les résidents évaluent-il l’efficacité de leur secteur public?
L’année dernière, KPMG a réalisé une étude «Customer Experience Excellence» qui conjugue une analyse du rôle stratégique que représente l’Expérience Client. Au Luxembourg, l’étude a été réalisée en collaboration avec TNS Ilres auprès de plus de 1.000 consommateurs par rapport à des acteurs issus des secteurs public et privé. Parmi les 80 organismes identifiés répartis en dix secteurs, l’organisme public évalué au Luxembourg était guichet.lu et s’est classé à une bonne 16e position. Il est ressorti de cette étude que la plateforme offrait des services digitaux développés tout en gardant un aspect relationnel avec les citoyens.
De manière générale, nous sommes très autocritiques, pourtant beaucoup d’étrangers venant vivre au Luxembourg semblent apprécier l’efficacité de nos processus administratifs: nous mettons en œuvre des applications digitales tout en favorisant le contact humain en cas de besoin. Toutefois nous devons encore faire des efforts quant à la promotion de ces nouveaux outils en dehors des cercles purement luxembourgeois et l’étendre aux étrangers.
Quel impact aura la digitalisation sur l’économie du pays?
La transition numérique est un moyen de diversifier notre économie et constitue une vraie opportunité de développement pour le Luxembourg. Elle implique l’instauration d’un environnement sécuritaire des données par l’Etat et les entreprises du secteur privé également. Nous estimons que la technologie en évolution rapide et la rapidité de la transformation qui en résulte font que les trois prochaines années seront plus critiques pour les acteurs économiques que les 50 années précédentes. Il faudra identifier les opportunités, impliquer tout le monde et continuer à moderniser l’infrastructure.