Contre le ressentiment
Au fil des écrits et des contributions, se tisse au travers de nos pages, une littérature qui modestement compose un tableau mensuel des politiques économiques du pays. Il existe cependant un autre Luxembourg dont les richesses ontologiques relèvent moins du foisonnement de la Place que de ses paysages, sa culture et son Histoire.
Ce Luxembourg-là est régulièrement victime de quelques-uns qui fantasment à le réduire à une seule de ses composantes, en l’occurrence linguistique. À l’aube des élections législatives, quelques politiques pourraient succomber à la tentation d’une vision étriquée de la nation qui juge la «luxembourgeoisie» d’un individu selon sa faculté d’expression en luxembourgeois. La capacité ne saurait pourtant être l’unique critère, sans quoi un Luxembourgeois, Professeur de l’Université, spécialiste de Victor Hugo serait «plus français» que la grande majorité d’entre eux. On entend pourtant leur bonne foi comparer notre pays de 600.000 habitants aux 11 millions de Belges, aux 68 millions de Français, aux 80 millions d’Allemands, sans tenir compte du facteur de masse locutrice qui à nos différences francophones, lusophones ou anglophones, englobe puis étouffe les minorités linguistiques. Dans cette conception binaire où la langue serait l’alpha et l’omega de la citoyenneté, sont culturellement Luxembourgeois ceux qui le parlent et étrangers tous les autres; leur degré d’imperméabilité étant hiérarchisé selon leurs statuts de résident-étranger ou de frontalier. Cette dichotomie, bien que minoritaire, ravit les simples d’une caresse populiste écrasant la complexité du réel, la diversité des individus, la subtilité des sensibilités et la multiplicité des identités dans l’unicité d’un seul et même rouleau compresseur: la sacro-sainte langue nationale. C’est là, un obscurantisme d’exclusion qui prend racine dans l’amnésie de notre propre Histoire.
Redescendons l’échelle du temps à un peu plus d’un siècle, lorsque le Luxembourg s’échappa d’une longue période d’émigration, notamment vers les Etats-Unis et Paris, pour devenir grâce à l’exploitation des gisements de minerais de fer du début du XXe, un lieu d’immigration. La promesse salariale des mines et des usines, attira d’abord les paysans de la région qui quittèrent la misère de leurs champs pour celle des villes, puis une immigration de l’Italie qui de 1871 à 1906 quintupla la population de Dudelange. Dans le quartier italien où l’humidité et l’insalubrité favorisent la propagation de maladies comme la tuberculose, le choléra et le typhus, la condition ouvrière fait solidarité. Les autochtones de la région aux redécoupages géographiques de 1659, 1815 et 1839, s’intéressèrent moins aux frontières mouvantes entre Arlon et Clemency, Longwy et Esch, Thionville et Mondorf, ou Schengen et Sierck qu’à leurs propres conditions de vie. Comment l’œil put-il distinguer la couleur des drapeaux lorsque les corps eurent été ensevelis dans la Terre Rouge du Minerai, de la Révolution Bolchévique, du Marxisme et du Prolétariat? La condition ouvrière fut une nation à elle seule et alors qu’en 1910 les immigrés représentaient déjà 15,3% de la population nationale (pour comparaison, la France et la Belgique comptent actuellement 11% d’étrangers, l’Allemagne 20%), il suffit d’une seule année pour que l’immigré parle le luxembourgeois. Dans le ventre sombre de la mine, dans la fournaise ferraillée des usines, dans les mousses dorées des bières qui rincent quotidiennement les gorges crassées de poussières, on parle, on rit, on pleure, on s’esclaffe, on raille et on philosophe en luxembourgeois, ou tout du moins dans une multitude de patois franciques faisant fonction de ciment culturel, parlés de Bitburg à Arlon et de Metzig à Thionville.
Pas étonnant que si quelques jours après l’envahissement des troupes allemandes du 2 août 1914, les Italiens appelés à servir sous leur drapeau provoquent de nombreux départs, d’autres font le choix de rejoindre les rangs de l’armée française. Que peut bien pousser l’immigré Italien à suivre son camarade Luxembourgeois si ce n’est la solidarité ouvrière?
Les patois franciques se sont depuis quasiment éteints laissant quelques ravissants luxembourgismes comme «la clenche», «faire bleu», «la farde»; derniers vestiges d’un sentiment d’appartenance à une Grande et même Région. Si le vivre ensemble a su rester une valeur luxembourgeoise capitale, force est de constater que ce n’est plus le cas du travailler ensemble qui est une pierre angulaire de l’usage des langues.
Espérons que dans le silence de son isoloir du 14 octobre, l’électeur entende quelques voix muettes de ce patrimoine oublié lui murmurer que le Luxembourg vaut bien mieux qu’une guerre linguistique.