Au levant d’un empire
Sur la mythique route de la soie, entre Ankara et la Mer Noire, toute blottie dans le creux de sa vallée, Amasya est comme protégée de ses montagnes rocheuses qui l’entourent. Les sommets déchirent le ciel et se reflètent dans Yeşilırmak, «la rivière verte» qui traverse la ville. La cité est parsemée des traces de l’Empire Ottoman, de maisons traditionnelles qui bordent sa rivière, mais aussi de la Mosquée Bayazid et de la bibliothèque Bayazid II qui portent les noms des Sultans du 15e siècle. Depuis la ville, on peut voir les Tombes des rois du Pont, creusées à même les flancs rocheux pour l’éternité et qui témoignent du royaume hellénistique du 4e siècle avant Jésus-Christ.
C’est au milieu de ces beautés féériques qu’Haluk Iliack, l’ambassadeur turc à Luxembourg, est né en 1955. Son père était alors le directeur d’une coopérative de betteraves, ce qui conférait à la famille modeste, une certaine notoriété que l’enfant utilisait parfois pour acheter des sucreries à crédit auprès de quelques commerçants.
Les fils des sultans vinrent jadis à Amasya pour y apprendre à gouverner et la cité a gardé le goût de la culture. La télévision n’a pas encore fait son apparition dans les années 60 et Haluk Iliack se rend régulièrement dans l’un des trois cinémas que compte la ville pour y voir des films occidentaux et notamment des westerns américains. Le garçon apprend à lire dès cinq ans, la tête plongée dans les planches des «comics» qui inondaient alors le monde comme pour mieux rependre la culture américaine. S’en suivent des romans d’aventures comme «Robinson Crusoé» de Defoe ou encore «Deux ans de Vacances» de Jules Vernes.
Ses bons résultats scolaires le conduisent au le lycée franco-turc de Galatasaray où il devient francophone. Il se met à lire Le Monde et s’intéresse aux questions sociétales et internationales, et c’est là qu’il décide de devenir diplomate.
Ses années universitaires sont aussi celles du coup d’Etat militaire (de 1980 à 1983): il se souvient des quartiers contrôlés par les nationalistes et ceux aux mains de l’extrême gauche, des salles de classes vides, et déjà, des morts du terrorisme. Au détour d’une jolie jeune fille rencontrée sur les bancs de première année et qui deviendra son épouse, ils se présentent en 1979 au concours du ministère des affaires étrangères: elle le réussit, lui le rate. Il devient alors guide touristique et de musées en sites archéologiques, il fait 32 fois le tour du pays. Bien qu’insuffisante à ses ambitions, il ne pouvait pas encore savoir que cette activité lui serait d’un grand recours plus tard. En effet, comment représenter son pays, sans connaître son histoire, sa culture et son ontologie? Il rentre à la Banque Centrale de la République de Turquie et travaille avec deux des futurs directeurs, avant de se représenter aux affaires étrangères et réussir l’examen en 81.
C’était une période délicate dans laquelle il fallait pouvoir répondre aux préoccupations internationales et aux interrogations des ambassades tout en affirmant les positions officielles car dans la diplomatie, il n’y a que très peu de place pour les avis personnels.
La vocation solitaire
Être ambassadeur, «c’est épouser une vocation à double face», dit-il. Les lumières du théâtre mondain peuvent séduire. C’est être conduit dans une voiture officielle vers des réceptions où l’on est toujours un invité de prestige. On voyage, on voit du monde et on discute de politique ou de culture avec des gens passionnants. Mais une fois dans le confort de ses appartements officiels, aucun chauffeur, chef cuisinier ou domestique de maison ne peut parer l’obscurité de sa solitude.
Haluk Iliack aime les relations simples, sans faux-semblants et c’est peut-être pourquoi il a donné son numéro de téléphone portable à tous les Turcs de Luxembourg. Mais il sait aussi qu’un dîner aura toujours des airs officiels et que la parole n’y sera jamais totalement familière.
Ses 14 déménagements témoignent d’une vie de nomade très éprouvante pour la stabilité familiale. Son fils a fait son école maternelle à Bruxelles et à Alep, son lycée en Turquie et à Londres et ses études universitaires aux Etats-Unis. Vivre sur le sol officiel de son pays à des milliers de kilomètres de ses paysages, de ses senteurs, de ses particules élémentaires, c’est habiter une forme d’hybridité.
Amitié turco-luxembourgeoise
Haluk Iliack était déjà venu à Luxembourg dans les années 80 et il se rappelle de la capitale d’alors comme d’un grand village. À son retour, il a été frappé par son développement exponentiel. Luxembourg lui apparait comme un Etat qui occupe une place unique en Europe puisque «la petite taille de son territoire n’est pas proportionnelle à son poids politique», dit-il. L’influence de l’un des pays fondateurs de l’Europe, à l’économie et la croissance fortes est en effet importante sur la scène internationale. Il reconnaît aussi la gentillesse des habitants du pays. Enfin, il remercie les autorités luxembourgeoises pour leur disponibilité et leur professionnalisme durant les douze jours du referendum constitutionnel.
Un referendum qui dérange
Le Conseil électoral supérieur de Turquie a voulu que les citoyens puissent voter là où ils le souhaitaient et ce sont donc 9.633 personnes, dont 512 résidents luxembourgeois qui ont voté à l’Ambassade de Turquie à Luxembourg. Monsieur l’ambassadeur précise que depuis 1950 et l’introduction d’une politique multiparti, aucune instance, y compris le Conseil de l’Europe n’a jamais soupçonné une élection turque d’irrégularité. Haluk Iliack croit aux débats démocratiques et à l’importance de la liberté d’expression.
L’entretien que LG magazine a eu avec Monsieur l’ambassadeur s’était déroulé avant les résultats du référendum (le oui ayant remporté 51,4% des suffrages). Donc avant que le Conseil de l’Europe (dont la Turquie est membre) ne dénonce «un cadre juridique insatisfaisant et des modifications de dernière minute dans la procédure de dépouillement». Le Conseil électoral supérieur de Turquie aurait validé des centaines de milliers de bulletins ne comportant pas de tampon officiel.
À notre question de savoir s’il existe une dérive autoritaire en Turquie, rappelant les 47.000 personnes arrêtées et les 100.000 fonctionnaires limogés, Haluk Iliack les justifie par les conflits armés et la tentative de coup d’Etat qui a couté la vie à 249 personnes (sans compter les putschistes). À celle de la nomination des juges et de l’indépendance de la justice, il insiste sur le besoin de stabilité du pays pour attirer les investisseurs. Enfin à la question de savoir s’il y aura des contre-pouvoirs en Turquie et si le parlement deviendra une chambre d’enregistrement, il dit que le parlement sera capable de révoquer les décrets présidentiels.
Haluk Iliack croit en la démocratie multiparti turque et «si le président Erdogan déçoit, alors les citoyens le feront savoir dans les urnes». Il ajoute qu’«à l’heure du numérique, il n’est plus possible de cacher les informations». Il sait qu’au tournant des années 2000, lorsqu’il était encore question d’une intégration dans l’UE, la Turquie s’est beaucoup modernisée grâce aux négociations. Il espère que cela puisse encore se faire. Il plaide pour une aide, une influence, une orientation mais faut-il encore «ne pas clore les chapitres de négociations et donner les conditions de l’intégration».
Il n’est pas si loin, le temps où la Turquie jouissait encore de l’image d’un pays laïc et démocratique qui faisait le mariage d’une économie de marché et d’un pluralisme politique. «Une exception dans le monde musulman», disait-on alors en Europe. Cette image presque oubliée, ou du moins largement effritée, existe encore dans les espoirs de la jeunesse turque. JuB