Des souvenirs qui façonnent

Jean Asselborn

Nées de leur insouciance, les vérités qui sortent de la bouche des enfants se fraient parfois un chemin à travers les années pour devenir des convictions. Se plonger dans l’époque où elles se sont formées permet de mieux les apprécier et donc de les comprendre.

Jean Asselborn fait partie de cette génération des années cinquante qui a grandi aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. La lenteur des chevaux ardennais labourant encore les terres cultivables était voisine de la rapidité des évolutions industrielles et le bruit des automobiles frappant les pavés du pont Adolphe allait bientôt devenir le sifflement bétonné du pont Grande-Duchesse Charlotte. C’était un temps où le parfum des «Mettwurst» grillées aux devantures des boucheries embaumait les ruelles de la Ville et où la bière des cafés du Sud nettoyait les gosiers des ouvriers sortant des usines. C’était un Luxembourg aujourd’hui oublié, où les stigmates de la guerre côtoyaient encore les promesses d’un avenir meilleur.
Le père Asselborn était, comme son père avant lui, ouvrier. La famille ne possédait pas de voiture, ne partait jamais en vacances et vivait dans une maison qui appartenait à l’usine de Differdange. De ce passé, «modeste et non pas misérable», Jean Asselborn en garde les souvenirs d’une enfance heureuse et sans peurs.
Dans la chaleur du mois de juillet 1958, les enfants en culottes courtes jouent au ballon sur les routes avant de se presser autour du poste de radio pour écouter les commentateurs du Tour de France. Les saillies oratoires de Guy Kédia et de Jean Bobet content les exploits de Charly Gaul qui allait remporter le Tour et par la même, le cœur de tous les Luxembourgeois. Léger, robuste, gardant un rythme soutenu, jamais en danseuse mais toujours comme solidement accroché au guidon, l’Ange de la montagne est un redoutable grimpeur. Charly Gaul n’est pas seulement une célébrité qui fait rêver les gamins et rougir les demoiselles, il est aussi et d’abord, une icône à laquelle les Luxembourgeois peuvent se raccrocher, c’est le héros d’une fierté nationale ensevelie jusqu’alors par les horreurs de la guerre.
Un mois plus tard, Jean découvre la télévision. L’image animée vient de faire son apparition dans un café de Steinfort à l’occasion de la Coupe du Monde de Football qui se passe en Suède. Le petit de neuf ans découvre sur un écran de très mauvaise qualité, les exploits d’un jeune joueur brésilien qui deviendra champion du monde et par la suite, le meilleur joueur de tous les temps… Pelé.
Les populations ouvrières de l’époque scrutaient le monde à travers quelques fenêtres médiatiques, comme toutes chargées d’espoirs. Et que de progrès… 1947: allocation familiale de naissance. 1948: Droit au travail, sécurité sociale, protection de santé, repos des travailleurs et garantie des libertés syndicales. 1953: Grève de 24 heures dans l’industrie sidérurgique pour la réduction des heures de travail de 56 à 48 heures par semaine. 1958: Manifestation rassemblant 20.000 ouvriers. Jean Asselborn a grandi à une époque où les Lorrains, les Wallons, les Luxembourgeois et les Italiens venus en nombre étaient par-delà les frontières, unis de par leurs conditions sociales.
Lorsqu’il quitte le lycée pour travailler à l’usine, il voit la fonte liquide sortir des hauts fourneaux manquant à chaque instant de meurtrir les gueules noires suintantes des ouvriers. Comment cela ne pourrait-il pas marquer l’esprit et forger des convictions?

Il rentre à l’administration communale de Steinfort en 1968, où il tombe sur un Bréard de mathématique laissé nonchalamment par une jeune fille qui passait son bac en cours du soir. Il s’en éprend d’intérêts (pour le livre) et découvre la nouvelle réforme des mathématiques modernes qui se différenciait de l’arithmétique apprise sur les bancs de l’école. Lui aussi passe son diplôme de fin d’études secondaires en cours du soir et devient rédacteur puis, administrateur de l’Hôpital de Steinfort.
Il intègre ensuite la faculté de droit de l’Université de Nancy, dirigée alors par Jack Lang. Il y fait une licence puis une maîtrise tout en étant salarié. Il enchaîne les allers-retours entre Luxembourg et Nancy et compte sur la solidarité des Luxembourgeois de sa classe pour lui photocopier les cours manqués. Il passe ses nuits à avaler du droit en fumant cigarettes sur cigarettes et décroche son diplôme en 1981, date de l’élection du premier président socialiste en France.
Rentré au PS à 23 ans, Jean Asselborn ne se considère pas pour autant dans l’avant-garde soixante-huitarde. Reconnaissant l’importance du vent de liberté qui soufflait sur le conservatisme de l’époque, partageant des convictions comme la libéralisation des médias, l’abolition de la peine de mort et l’avancée des conditions sociales, il n’était pourtant pas un révolutionnaire actif. À cette époque, il devait d’abord s’arracher à sa propre condition sociale. Depuis treize ans, il conduit la voix de Luxembourg sur la scène internationale avec des qualités analogues à celles du héros de son enfance. Solidement attaché à ce qui l’a façonné, il instaure non sans humour une certaine légèreté dans ses relations et garde encore à 68 ans le rythme soutenu de ses déplacements à travers le monde (comme en témoignent les 900 kilomètres avalés la semaine de notre entretien). Le ministère des Affaires étrangères aura su garder l’arme qui lui permet de mener ses insurrections, la volonté.

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