Une misère qui s’invite à la table des abondances

Gilles Hempel

Passionné par les questions de société et plus particulièrement lorsqu’elles ont trait au logement, Gilles Hempel a toujours souhaité être utile à la population. Le directeur de l’Agence Immobilière Sociale revient sur les raisons de son engagement et nous fait partager sa vision. Portrait.

Genèse d’un combat
Gilles Hempel a toujours habité en Ville, ou du moins dans sa périphérie et il a personnellement été la proie des métamorphoses d’un marché immobilier devenu impitoyable, presque sauvage. La bête immonde engloutit l’insouciance de l’adolescent lorsque son père perd son emploi. Le jeune lycéen et son petit frère voient une inquiétude grandir dans le regard de leurs parents à mesure que les fins de mois se rapprochent. Même combinées à la solidarité, les allocations de chômages ne permettent pas de subvenir aux dépenses du foyer qui doit quitter la maison familiale. Ce traumatisme violent est venu rajouter une pression supplémentaire à une situation déjà très fragile: en plus de la recherche d’un emploi, il a fallu trouver un logement adapté au maigre budget, puis organiser le déménagement, tout en continuant de répondre aux nombreuses dépenses mensuelles.
Les insuffisances matérielles s’entremêlent aux fragilités émotionnelles pour former une spirale infernale qui emporte le foyer vers les abîmes de l’incertitude. Gilles Hempel abandonne le Lycée Technique du Centre et enchaîne les petits boulots dans le bâtiment. C’est à 23 ans qu’il décide de reprendre son avenir en main en partant pour l’Autriche avec quelques économies gagnées sur les chantiers. Comme une revanche sur l’Infortune, il passe son baccalauréat en candidat libre et intègre l’université. Ce passionné de questions de sociétés, accro à l’actualité qui aujourd’hui encore absorbe quotidiennement ses doses de journaux d’informations, épouse alors presque naturellement la sociologie. Conscient pourtant que «les sociologues font souvent carrière par chance», dit-il avec humour. Une passion qui le plonge dans les théories systémiques de Niklas Luhmann et l’amène à s’intéresser à l’écologie sociale et aux interactions de la nature et de la société.
Il passera aussi un diplôme de commerce et de gestion avant de revenir au pays pour travailler aux côtés de son père qui avait monté entre-temps une entreprise immobilière. Une première expérience professionnelle qui lui permet de se faire à la gestion d’entreprise mais qui est aussi un observatoire du tissu immobilier luxembourgeois. Bien ancré dans son désir d’être utile à la société, il est le spectateur médusé d’une course aux profits qui se déroule au détriment des habitants. Une annonce dans le journal viendra alors apaiser les brûlures de la désillusion: «l’Agence Immobilière Sociale cherche dirigeant».

L’immobilier social
S’il a fallu dix ans pour que l’AIS trouve son financement, c’est parce que personne ou presque ne croyait en une agence immobilière sociale. Remplacer l’obsession du chiffre d’affaires par le nombre de toits au-dessus de ceux qui en ont besoin n’était pas uniquement une redéfinition de la notion de profit, c’était aussi un changement profond de paradigme. Certains considèrent que l’immobilier social est un oxymore utopique mais «combien de réalités ont d’abord été des utopies»?
Il se souvient de l’époque où muni de son ordinateur portable, il était l’unique employé de l’AIS: «démarrer de zéro était difficile mais c’était également une chance de pouvoir tout créer». L’agence compte aujourd’hui 27 employés qui œuvrent quotidiennement à faire de l’inclusion sociale par le logement: «140 familles ont déjà quitté les 400 logements dont dispose l’agence et 10% d’entre eux sont même devenus des propriétaires», explique le directeur non sans fierté. Ces logements sociaux sont autant de stabilités temporaires sur lesquelles les familles en difficultés ont pu prendre l’élan qui les a menées vers de meilleurs avenirs.

La Bête humaine
En appliquant la sociologie urbaine à notre pays, il est possible de considérer la capitale comme un grand centre-ville. Les quartiers autrefois modestes, attirent désormais les jeunes hauts-profils des secteurs financier et informatique qui désirent s’installer au plus près de leur travail et des lieux de festivités. Ils déboursent un cinquième de leur salaire pour de petits appartements, occupés jusqu’alors par des familles qui y consacraient la moitié de leur budget. Dès lors, ces familles quittent le centre-ville pour la périphérie que sont nos villages. Les plus modestes d’entre-elles n’ont d’autre choix que de s’expatrier pour la banlieue, en traversant les frontières. «En repoussant le problème du mal logement toujours plus loin, la bulle ne fait que grossir et la question de son explosion se pose inévitablement». La sacro-sainte augmentation de l’offre n’est qu’une solution chimérique si on ne se pose pas la question de la demande.
Quel visage pour un Luxembourg à un million d’habitants? Sera-t-il uniquement composé de fonctionnaires et de hauts-profils venus de l’étranger? Où ira se loger la croissance démographique garante des salaires de la fonction publique et de nos retraites?
«En Autriche, les logements sociaux représentent 24% du parc immobilier, ce qui agit véritablement sur la baisse mais au Luxembourg il ne représente que 2%». L’Etat ne dispose pas suffisamment de terrains qui sont la propriété d’investisseurs privés qui les utilisent comme des produits financiers. Pis, certains achètent des logements pour les garder vides, ils profitent de la garantie décennale, de l’amortissement accéléré, d’avantages fiscaux, ils déclarent même une perte de loyer et revendent le bien après dix ans en première occupation. Le résultat est une augmentation folle des prix.
Le marché immobilier ne répond plus aux besoins des résidents et il en va de l’intérêt général que de le sortir de la jungle libérale; Gilles Hempel milite pour «une législation qui encadre véritablement le secteur».
N’en déplaise aux populistes, le vrai danger du vivre ensemble ce n’est pas la langue luxembourgeoise mais la misère invisible du logement qui s’invite à la table des abondances.

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