Une femme de goûts

Léa Linster

Il est 16 heures lorsque je pénètre dans le restaurant où travaillait jadis maman. Fidèle aux parfums indemnes de mes souvenirs, elle se tient là, m’embrasse chaleureusement et me tend une madeleine… la même que celles de mon enfance. Bonjour Léa.

Au palais des délices
Les saveurs impriment les mémoires pour l’éternité et marquent les âmes comme d’immenses édifices du souvenir. Les odeurs uniques aux petits matins de la boulangerie familiale, le son du pain qui crépite encore dans la camionnette du grand-père et les couleurs or des viennoiseries étalées sur le présentoir sont autant de tendres reliques de son enfance. Sans ambition aucune, si ce n’est celle de la poursuite du bonheur, la fillette éduque innocemment son palais dans «un processus naturel». Les plaisirs, fruits de sa joyeuse curiosité la guident aux travers de milles saveurs, parfois des plus simples: «du beurre luxembourgeois ou de la Cancoillotte sur une baguette française»*, se souvient-elle dans un sourire gourmand.
Un jour, alors que sa mère est alitée, la jeune fille de quatorze ans la remplace derrière les fourneaux du café-restaurant familial. Léa cuisine un coq-au-vin et une tarte aux quetsches ornée d’une chantilly légère et «c’est parce que la crème de mon enfance était sublime et que je l’avais très peu battue que ma chantilly était peu grasse et pleine de goût».
À sa sortie du lycée, elle suit des études de droit avant de se raviser, le cœur léger. Léa écoute ses émotions et telle une évidence, elle reprend l’affaire familiale.

Excellence et authenticité
Bien plus au rythme d’un jazz frénétique que d’une douce sérénade, le Chef répète inlassablement ses gammes afin de trouver les harmonies. Obstinée à servire son art, Léa traverse les difficultés et les obstacles sans s’y attarder et le restaurant familial devient parallèlement, un haut lieu de la gastronomie. Elle obtient son brevet de maîtrise en 1987 et la même année, sa première étoile au guide Michelin. Elle est primée en 1989 du Bocuse d’Or et reste à ce jour, l’unique femme à l’avoir reçu.
En cette fin des années 80, la cuisine gastronomique d’une femme luxembourgeoise reconnue à l’échelle internationale, était unique. Elle trouve reconnaissance auprès de mentors tels que  Frédy Girardet, Joël Robuchon, Paul Bocuse et la famille Troisgros. Alors bien sûr, le tablier du Chef Linster endure quelques jalousies et critiques dans cet univers masculin mais elle assure ne pas avoir eu le temps d’y songer. Et de toute façon, peu importe, «les chiens aboient et la caravane passe». Léa est une nature authentique, entière, sans faux-semblants et à la personnalité joyeuse: «si faire venir les clients à Frisange est déjà un compliment en soi, quel bonheur de voir leur visage s’émerveiller».
Elle refuse le cloisonnement de sa cuisine dans les tours d’ivoire gastronomiques et puise son inspiration dans les valeurs simples de son enfance. Elle se souvient du ragout de veau maternel, accompagné de pâtes fraîches et de carottes. Ou encore du bouillon de poule et de bœuf aux œufs durs écrasés et au persil haché qui a accompagné tant de mariages, d’enterrements et de baptêmes.
Léa a toujours revendiqué ses attaches à la gastronomie locale et ouvre son deuxième restaurant en 1991, le «Kaschtaus». Son art prend racine dans cette cuisine familiale et authentique que Léa sublime.
En 1996, elle acquiert un vignoble sur les hauteurs de Remich, qui donne un Elbling et un crémant. En 2010, elle ouvre le Pavillon Madeleine, prouesse architecturale à la cuisine raffinée, situé dans le Parc de Kayl. En 2011 et à deux pas du palais Grand-Ducal, le «Delicatessen» voit le jour, un salon de thé et une boutique où l’on trouve les meilleures madeleines au monde.

Une femme d’exception
Léa dirige sa brigade en faisant confiance aux professionnels qui la composent. Son exigence des détails est à la hauteur du respect qu’elle porte à la gastronomie et à l’amour de ceux qui se déplacent pour la déguster.
Préférant qu’on l’apprécie pour son art culinaire plutôt que pour sa réussite, elle regarde sa notoriété avec émotion et humilité. Femmes aux mille facettes, elle est l’auteur d’ouvrages de recettes qui s’invitent dans les cuisines des familles et un membre du jury de l’émission de Télé-réalité la plus célèbre en Allemagne «The Taste». C’est aussi une figure de la haute gastronomie qui aura influencé une à deux générations de cuisiniers et l’un des plus célèbres visages grand-ducal à l’international.
Léa est de ces personnes sur lesquelles le temps n’a pas d’emprise, elle a su faire coexister l’innocence de sa passion et l’exigence de l’excellence durant 30 années. Assurément, une grandeur d’âme aux côtés de laquelle on se sent inspiré.

*Ou «Kachkéis» qui signifie «fromage cuit», fromage luxembourgeois et lorrain.

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