Les métamorphoses de Rifkin

EY Luxembourg

Pierre Mangers, associé intervenant dans le conseil auprès des PME et leader du secteur public chez EY, nous fait partager son regard sur l’étude stratégique pour le Luxembourg, menée par Jeremy Rifkin.

Cela fait maintenant un an que le Luxembourg identifie les opportunités, les défis ainsi que les aspects opérationnels d’une transition vers une économie plus durable et plus interconnectée. Selon vous, quel est l’intérêt d’une stratégique pour le Luxembourg et pour l’Europe?
En vue de pérenniser sa croissance économique, le Luxembourg a un intérêt stratégique à diversifier son tissu économique au-delà et au sein du secteur financier, de rechercher une certaine indépendance énergétique et l’excellence de son système éducatif. Petit pays en termes d’habitants et de superficie, et donc aux ressources naturelles plus limitées que dans d’autres pays,  le Luxembourg se doit d’être créatif pour trouver et monétiser de nouvelles niches (par exemple le «space mining»), et savoir utiliser des technologies transversales (par exemple le «High Performance Computing»). L’étude Rifkin est un déclencheur destiné à mobiliser le pays pour construire un nouveau futur.
L’économie européenne stagne, nous devons dès lors nous interroger sur les raisons de cette stagnation et a fortiori, sur la capacité de notre modèle économique actuel à retrouver le chemin de la croissance.
Notre modèle économique dépend de la continuité des investissements. Depuis 2010, année de la crise de la dette souveraine, la banque centrale a tenté de relancer son économie via une politique monétaire d’un taux avoisinant zéro. Cette politique de l’argent abondant et bon marché a empêché les banques non efficientes de se retirer du marché.
De surcroît, les fondations sur lesquelles repose ce modèle de croissance sont écologiquement insuffisantes et nous devons repenser nos modes d’approvisionnement sur base d’une économie de proximité afin d’éviter le transport des produits non-indispensables. L’évolution du coût marginal vers zéro*, c.-à-d. le coût pour produire une unité supplémentaire,  permet de repenser le fonctionnement de notre économie où l’usage, la durabilité et la coopération primeraient sur la propriété, le consumérisme et la concurrence.

Ce serait un changement profond de paradigme, voire d’un système économique qui est en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale…
S’il est vrai que l’émergence de l’économie du partage repose en grande partie sur les technologies de l’information, des systèmes analogues ont néanmoins existé dans l’histoire de l’humanité. Il suffit de remonter à deux ou trois générations pour saisir les habitus de nos grands-parents durant les pénuries de guerre. Chacun y entretenait son propre potager, commerçait ses récoltes avec son voisin et cela dans une culture de l’entre-aide, de la débrouille et de la réparation.
C’est le consumérisme des années 60 aux Etats-Unis  et 70 en Europe qui aura éduqué les masses à la culture du remplacement. De nos jours, plus personne ne fait réparer un appareil électroménager défectueux puisque le coût du remplacement est le plus souvent moindre.
Si à en croire le dicton «la nécessité est la mère de l’invention», alors l’éducation est résolument celle de l’innovation; l’économie du partage comme l’économie circulaire nécessitent une éducation responsable des masses.

De même qu’une démocratie nécessite des électeurs éclairés, une économie responsable présuppose des consommateurs responsables… Y-a-t-il d’autres prérequis pour sa réussite?
Il est primordial que dans un petit pays comme le nôtre, la vision proposée soit inclusive et compréhensible par l’ensemble de la population. Il faudra mettre en place un processus de gouvernance politique pour arbitrer les choix d’investissement du pays permettant de relever nos principaux défis sociétaux: le financement durable des pensions de retraite, la gestion de la mobilité, l’accès au logement urbain à des prix abordables et l’amélioration de l’employabilité grâce à une éducation plus adaptée aux compétences requises par l’économie digitale.
Soucieuse de son avenir, la jeunesse exprime, non sans raisons, ses attentes, ses rêves et ses ambitions. Ce sont les jeunes d’aujourd’hui qui mèneront les batailles intellectuelles de l’économie digitale. Il est donc naturel de les inclure dès maintenant dans le plan de communication de l’étude. Il faut néanmoins veiller à ce que la faculté collective puisse appliquer le plan qui s’étale sur 33 années (2017-2050). Pour l’heure, force est de constater que les disparités de notre système scolaire sont encore trop importantes et que nos élèves restent en dessous de la moyenne des 72 pays de l’OCDE dans l’étude PISA. La compréhension des mathématiques sont pourtant la condition sine qua non à toute programmation. Comment peut-on former les programmateurs informatiques de demain sans qu’ils aient au préalable de solides bases en mathématiques? Le facteur clé de l’étude Rifkin se mesure par l’amélioration d’au moins 30 points dans le classement de l’étude PISA, notamment en mathématiques et sciences naturelles. Singapour (avec 50 points de plus que la Finlande dans l’étude PISA) démontre des efforts des professeurs et des élèves dans le perfectionnement des compétences mathématiques.

Jeremy Rifkin est un économiste prospectiviste qui considère que la 3ème  révolution industrielle est un projet à réaliser, d’autres la considèrent comme un fait déjà en cours qu’il s’agit d’amplifier… et vous?
Personnellement, je considère Jeremy Rifkin plutôt comme un sociologue dont le sujet d’étude est l’économie mais moins l’économétrie.
En tant qu’ingénieur chimiste et économiste, je constate une décarbonisation énergétique, donc une réduction progressive de la teneur du carbone des combustibles depuis 250 ans, passant du charbon, au pétrole, au gaz naturel et finalement à l’hydrogène. Le développement des technologies de l’information, de l’Internet et de la communication de la fin du 20ème siècle représente l’avènement d’une troisième révolution industrielle car la productivité économique a mesurablement fait un saut.
Or, la convergence des technologies seules de l’information et de la télécommunication mobile ne représenterait à mon avis qu’une évolution naturelle mais combinées aux plateformes du partage de l’internet du 21e siècle et de la voiture autonome (à horizon 2040), la nouvelle source de consommation de contenus numériques, il n’est pas exclu qu’un nouveau saut de productivité économique puisse se créer et nos petits-enfants parleront d’une quatrième révolution, mesurable ex-post.

Les deux premières révolutions industrielles ont été accompagnées par une augmentation du travail (dans les usines puis dans le secteur des services). Nombre d’observateurs prédisent le contraire avec des pertes d’emplois liées à la digitalisation…
Il existe actuellement des études académiques à Oxford et des réflexions au niveau européen et certains considèrent le revenu universel comme un moyen d’y palier. Je ne pense pas que l’argent puisse se substituer à la valeur que procure un emploi et à sa faculté de trouver sa place dans la société.
De nouveaux métiers vont émerger et d’autre disparaîtront. Seront visés en premier lieu, les emplois dont les tâches sont répétitives et à valeur ajoutée limitée. Mon propre métier de consultant pourrait être menacé par l’intelligence artificielle. Néanmoins, il ne serait pas impossible que l’intelligence artificielle poussée à son paroxysme algorithmique puisse conseiller à l’homme – dans un souci d’optimisation – de se passer de l’humanité. Dans une autre mesure, les maisons de soins japonaises sont déjà équipées de robots qui endossent une partie du travail des infirmières. Il s’agit là d’un choix de société qui relève de décisions politiques, c’est pourquoi nous aurons besoin d’un modèle de gouvernance politique afin de gérer les risques et les opportunités de l’intelligence artificielle.

Nous savons que la digitalisation des services publics peut en améliorer les processus de fonctionnement (administration, justice, santé,…). Néanmoins, comment assurer au citoyen que ses données personnelles ne deviennent pas des produits financiers aux mains des géants américains du net?
Nous sommes conscients que si la digitalisation permet à moyen terme une amélioration significative de la productivité et de nouvelles pistes de développement de services à valeur ajoutée, elle pose aussi la question de la sécurité et de la protection des informations privées et confidentielles.
Les données permettent à une entreprise de mieux connaître son propre fonctionnement et d’améliorer ses services pour ses clients. Une entreprise en logistique a tout intérêt à savoir où se trouvent ses marchandises et à utiliser les données d’achats d’un client pour lui proposer d’autres produits ou services qu’il serait susceptible d’apprécier par exemple. La digitalisation améliore donc la productivité et la qualité des services mais en créant des données qui peuvent relever de la vie privée. D’où l’importance de mettre en place des cadres législatifs comme la directive européenne sur la protection des données privées (GDPR) prévue pour le 25 mai 2018 et la Commission Nationale pour la Protection des Données à Luxembourg est en charge de veiller à la mise en œuvre.
Il faudra également sensibiliser le grand public car si mettre à disposition ses données privées relève d’une liberté individuelle, c’est aussi une responsabilité personnelle.

Les deux premières révolutions industrielles ont fait émerger des «Villes tentaculaires»* indifférentes ou presque aux questions écologiques. La troisième révolution industrielle, de par sa digitalisation, permettrait au contraire l’émergence de villes dites «intelligentes»…
Une ville intelligente se définit en fonction de sa population, de son administration, des flux de marchandises et de sa récolte des données. EY vient de réaliser une étude sur 149 villes dans laquelle nous analysons les flux de circulation, de marchandises et nous nous intéressons à son agriculture, sa logistique, ses restaurants et écoles. Une des problématiques de l’étude était de savoir comment éviter le passage des camions en centre-ville et l’une des pistes a été la consommation de denrées alimentaires cultivées au sein de la ville même.
Amsterdam met par exemple ses données de circulation à disposition des entreprises, pour que chacune puisse créer sa propre application. Les Pays-Bas sont donc en avance dans le domaine des villes intelligentes et il faut peut-être y voir leur culture du risque, d’une ouverture sur la mer, à la concurrence et aux grands marchés.
Le Grand-Duché a réalisé deux transformations majeures avec succès : le passage d’une économie basée sur l’agriculture à une économie basée sur l’industrie lourde,  le passage de la sidérurgie au secteur financier et une diversification continue vers les technologies de l’information et de la communication, voire d’autres secteurs.
Le pays a un bel avenir devant lui s’il continue à attirer les capitaux pour de nouvelles industries  tout en veillant à préserver les conditions utiles à maintenir la compétitivité des entreprises déjà présentes sur notre sol.

*En référence à l’essai de Jeremy Rifkin, «La nouvelle société du coût marginal zéro», Babel, 2016, 544p.
*Recueil de poésie d’Émile Verhaeren,  «Les Villes tentaculaires», publié en 1895.

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