La sonnette d’alarme d’une Union européenne qui s’embourbe

KPMG Luxembourg

«Le Brexit est un choc duquel nous pouvons apprendre» déclare Georges Bock, Head of Tax chez KPMG Luxembourg. Selon lui, face aux incertitudes de la séparation, le Luxembourg doit agir pour prendre le rôle d’une plateforme de rencontre entre les parties, en misant sur des secteurs prometteurs et sans rater la digitalisation de son secteur public. Interview.
Face aux inquiétudes engendrées par le Brexit, quel est votre message?
Dans une optique économique, le plus grand problème actuel découlant du Brexit est l’incertitude quant à l’évolution des relations entre les deux parties. J’ai des doutes sur l’éventualité d’une voie anglaise exceptionnelle. Dans ses rapports avec l’Union européenne, le Royaume-Uni suivra probablement l’un des quatre modèles existant: celui de la Norvège, intégré dans l’Espace économique européen; celui de la Suisse, fait de négociations bilatérales; le modèle NAFTA (North American Free Trade Agreement) très commercial; ou encore l’exemple turque, une association économique avec union douanière. L’un de ces quatre scénarii est le plus probable, bien qu’on ne puisse encore totalement exclure la possibilité d’un revirement politique empêchant la concrétisation de ce divorce.
La sortie du Royaume-Uni est désormais une réalité politique qui engendre des interrogations des deux côtés de la balance. Londres est, pour l’économie européenne, comme l’huile pour un moteur. Vu que nos financements proviennent majoritairement d’outre-Manche, nous serons bientôt coupés de cette impulsion. L’effet du Brexit sera donc déplorable sur le continent au regard du financement de son économie. Inversement, la privation de l’accès au marché européen posera de graves soucis au Royaume-Uni et aux sociétés anglaises. Si elles désirent continuer à servir leurs clients européens, elles devront se déplacer. La problématique du Brexit a donc deux facettes, conduisant les acteurs concernés vers une situation que je qualifierais de “lose-lose”.

Quel sera le rôle du Luxembourg sur ce nouvel échiquier?

S’il est capable de saisir sa chance, le Grand-Duché sera la plateforme où chacun se retrouvera. Il apportera ainsi une solution aux problèmes de l’UE et du Royaume-Uni, en devenant leur lieu de rencontre.
Le danger face à cette opportunité serait un excès de confiance qui nous pousserait à l’immobilisme. Nous devons agir car d’autres pays se montrent intéressés par ce rôle. De plus, nous pourrions cibler les secteurs prometteurs, qui ont une chance de fleurir dans le futur. Nous devons être proactifs et jouer sur nos forces. L’objectif n’est pas de délocaliser des milliers d’emplois anglais vers le Luxembourg, ce qui serait ingérable en matière d’infrastructures pour notre petit pays! La stratégie à supporter est de servir le marché européen pour des intérêts plus lointains, par exemple ceux de banques américaines ou japonaises qui passaient précédemment par Londres pour entrer sur ce marché. Cela n’implique pas de déplacer les bureaux londoniens vers le Luxembourg, tout en créant une situation profitable pour notre économie.
Dans cet objectif, nous devons en particulier travailler sur nos infrastructures, ce qui est actuellement notre point faible. De plus, le Luxembourg souffre d’un défaut de représentation: il nous faut combattre le cliché d’un pays «village» où rien ne se passe. A l’opposé, nous disposons de beaux avantages: notre “pole position” en finance, la présence d’une large communauté internationale, une qualité de vie très haute, notre proximité et facilité de dialogue avec les “stakeholders” comme le gouvernement ou les régulateurs… Je pense que si nous faisons des efforts sérieux – et nous les avons déjà entamés – nous avons de belles chances de nous mouler dans cette fonction de plateforme de rencontre avec le Royaume-Uni.

Quels sont les créneaux qu’il faut viser à cet escient?
Tout d’abord, il ne faut pas perdre notre leadership européen en matière de fonds d’investissement, un segment fortement concurrentiel. Les autres domaines sur lesquels se concentrer sont liés à la nouvelle économie du digital: FinTech (technologie en service financier) et RegTech (solution de conformité par la technologie) et Data Management. L’expression «Data is the new oil» doit rencontrer un bel écho dans notre pays.
Cette stratégie ne doit cependant pas uniquement trouver une oreille attentive auprès du monde économique. Pour que cet élan déploie toute son efficacité, il faut que le gouvernement et les administrations soient à la hauteur. D’ici cinq ans, toute entreprise sera «tech» et le secteur public doit s’y préparer afin d’être capable d’encore dialoguer avec ces sociétés, ainsi qu’avec le citoyen. Des administrations modernes aux infrastructures dynamiques sont un élément essentiel de la compétitivité globale du pays. En ce sens, une législation plus avant-gardiste est nécessaire car les évolutions numériques ne concernent pas que le monde économique. Le secteur public ne doit pas passer à côté de sa révolution digitale.
Quelles sont les leçons à tirer pour l’Union européenne?
Contrairement à ce qu’il se dit, les Anglais ne sortiront pas de cette situation forcément affaiblis. Dans un premier temps, ils subiront les conséquences de leur choix. Mais dans l’hypothèse d’un Brexit effectif, et après un travail législatif colossal, ils se créeront de nouvelles opportunités.
Robert Scharfe, CEO de la Bourse de Luxembourg, a déclaré que le risque est réel que les Anglais prennent le meilleur des règlements de l’UE et le déchargent du superflu empreint de la complexité européenne, pour en garder l’essence.
Selon cette logique, le Royaume-Uni – centre financier historique de l’Europe – se doterait de lois teintées de l’esprit européen, performantes, crédibles et soulagées des lourdeurs politiques. On peut ainsi imaginer les Anglais bénéficier de cette situation à moyen terme.
A vouloir tout réglementer, l’Union européenne en fait parfois trop et s’attache ses propres chaînes. Résultat: sur certains segments, l’UE est lente, peu compétitive et risque de voir d’autres Etats vouloir quitter l’aventure. Réguler intelligemment, sans lourdeur et dans un esprit raisonnable: voilà la leçon à retenir pour les Etats membres. Le départ du Royaume-Uni doit être une sonnette d’alarme face à une certaine UE qui s’embourbe, qui ne se remet pas en question, qui voit ses préoccupations trop éloignées du peuple et du monde économique. Le Brexit est un choc duquel nous pouvons apprendre: remettre uniquement la faute sur le Royaume-Uni, c’est se voiler la face sur nos propres problèmes.

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