Lumière sur la propriété intellectuelle au Luxembourg
A l’heure de bouleversements autour du régime réglementaire luxembourgeois encadrant la propriété intellectuelle, nous nous sommes tournés vers Anne-Sophie Greden, avocate et spécialiste de la question. Dans cette interview, elle nous renseigne sur le concept de la propriété intellectuelle mais aussi sur la belle réputation internationale du Grand-Duché à cet égard, puis nous en détaille les probables évolutions européennes futures: un panorama détaillé pour un pan non négligeable de l’économie de notre pays.
En quoi consiste la propriété intellectuelle d’un particulier ou d’une entreprise?
Elle équivaut à tout ce qui concerne les droits autour d’une création, c’est-à-dire les droits exclusifs accordés à une personne, qu’elle soit physique ou morale. Deux volets sont à distinguer: d’une part la propriété littéraire et artistique, qui s’applique aux œuvres de l’esprit, dont principalement les droits d’auteur; de l’autre la propriété industrielle, un domaine qui me concerne davantage en tant qu’avocate. Cette propriété industrielle est relative aux brevets d’invention, marques, logiciels, noms de domaine ou encore dessins de modèle.
Chaque jour, particuliers et entreprises conçoivent des nouveautés telles des inventions ou des programmes. Ils imaginent des brevets originaux, développent de nouvelles marques et investissent des moyens considérables pour y parvenir. Or, le Luxembourg dispose du régime le plus intéressant d’Europe à ce niveau, attirant ainsi de grandes multinationales sur le territoire. Résultat: la propriété intellectuelle est devenue une part non négligeable de notre économie qui, vu les sommes investies, ne peut fonctionner qu’avec des outils de protection adéquats.
Justement, comment se protéger au mieux à cet égard?
Lorsqu’une personne ou une entreprise vient me consulter, il faut d’abord que nous ciblions ensemble ses besoins premiers. Notre rencontre se produit généralement à l’origine, lorsque la création de l’élément de propriété intellectuelle du client émerge. A ce moment, ce dernier souhaite absolument se couvrir sur tous les fronts. Cependant, il ne sert à rien de protéger tous azimuts avec des outils onéreux dès les premiers stades du développement de l’invention ou du produit. L’arsenal complet coûte cher et n’est pas toujours nécessaire…
L’objectif principal de la protection est de garantir son investissement au créateur. Il faut éviter qu’un tiers ne s’approprie son travail, en faisant une copie ou une contrefaçon par exemple. Au fur et à mesure de l’évolution de la création, les besoins de protection se font plus grands et les nous mettons donc en place des outils juridiques de plus en plus complets, en procédant à l’enregistrement des éléments de propriété intellectuelle auprès de divers offices spécialisés. La protection est donc à améliorer au fil du temps et du développement du logiciel, du site ou de l’invention.
L’environnement légal et financier du pays est-il favorable à l’exercice de cette propriété intellectuelle?
La loi modifiée du 21 décembre 2007 et son article 50bis instaurait, en matière d’’impôt sur le revenu, une exonération partielle à raison de 80% de l’ensemble des revenus nets dégagés par certains droits de propriété intellectuelle, notamment les droits d’auteur sur les logiciels informatiques, brevets, marques de fabrique ou de commerce, dessins ou modèles… Sous certaines conditions, bien entendu.
Ce régime était le plus avantageux d’Europe. En effet, même si des pays tels que l’Irlande, l’Espagne ou la Belgique disposent de modalités attractives, le cadre luxembourgeois était large et concernait aussi bien les marques, les brevets, les logiciels que les noms de domaine; c’est-à-dire tous les revenus ayant trait à la propriété intellectuelle. Selon moi, cela reflétait l’intelligence du gouvernement de l’époque qui avait réalisé que la Place financière devait ouvrir son horizon. Une circulaire du 5 mars 2009 était notamment venue préciser les modalités d’application de ce régime, ne faisant qu’en accroître l’attractivité pour conférer au Luxembourg une position très compétitive en Europe.
Cependant, ce régime a été abrogé à l’aube du 1er juillet dernier, conséquence de la loi du 18 décembre 2015 relative au budget des recettes et des dépenses de l’État pour l’exercice 2016. Les personnes qui ont créé leur élément de propriété intellectuelle avant cette date continuent à en bénéficier pour une période indéterminée de minimum cinq ans. Mais pour ceux qui désiraient profiter de cette loi depuis le 1er juillet, cela est impossible. Le Premier ministre a tout de même déclaré qu’il y aurait peut-être un aménagement de ce régime. Espérons donc que le gouvernement en place, planche sur une nouvelle mouture de ce cadre afin de diversifier l’économie luxembourgeoise, ce qui en était l’objectif originel.
En quoi consiste le brevet unitaire?
Jusqu’à présent, déposer un brevet au niveau européen relevait du parcours du combattant. Il n’existait aucune harmonisation, ce qui impliquait qu’il était impossible de déposer un brevet unique dans l’ensemble des Etats. Il fallait soumettre son projet aux divers pays ayant chacun des procédures et exigences différentes, ce qui revenait pour le déposant à demander plusieurs brevets nationaux. Résultat, le brevet européen se développait peu – au regard de la situation aux Etats-Unis ou en Asie par exemple – car il ne permettait pas d’obtenir une protection unique…
Le risque majeur avec une telle situation, est d’aboutir à des décisions contradictoires d’un Etat à l’autre; en cas de procédure judiciaire, les décisions pouvaient donc varier en fonction des frontières! Conscients de cette problématique, les dirigeants européens ont, depuis des années, tenté d’unifier les procédures pour arriver à un brevet unitaire qui est presque abouti aujourd’hui. Avec cet outil, lorsqu’un brevet sera soumis à l’Office Européen des Brevets (OEB) situé à Munich, celui-ci sera validé pour les 26 pays signataires (hors Espagne et Croatie), limitant les tracas et les taxes liés aux multiples dépôts. Ce nouveau cadre législatif apportera une protection supranationale aux inventeurs d’éléments de protection intellectuelle. Pour accompagner ce nouveau brevet, les pays signataires se sont par ailleurs mis d’accord sur la création d’une entité juridique unique, une Cour européenne des brevets qui tranchera en cas de litige.
Le Brexit plébiscité le 23 juin dernier par la population du Royaume-Uni menace-t-il cet outil?
Nous sommes véritablement à l’aube de ce nouveau système puisqu’il est attendu pour 2017. Neuf Etats – dont le Luxembourg – ont déjà ratifié l’accord qui y est relatif. Il ne lui manque que quatre signatures pour aboutir dont celle du Royaume-Uni, indispensable pour que cette juridiction soit créée.
Bien que la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européennes compromette le projet, les dirigeants européens ne l’abandonneront probablement pas. Les pays membres qui ont tout fait pour que ce brevet unitaire soit mis en place vont rechercher une solution intermédiaire. Le scénario le plus probable est de désigner un pays qui remplacera le Royaume-Uni comme signataire indispensable, ralentissant ainsi le projet mais ne l’annihilant pas.
Le brevet européen à effet unitaire ne s’appliquera donc pas sur le territoire britannique puisque l’appartenance à l’Union européenne est l’une des conditions de mise en œuvre. En outre, je suis convaincue que le principale problème induit par le Brexit sera la question des licences de droits de propriété intellectuelle (brevets, marques) qui ont été consenties alors qu’elles couvraient le territoire anglais… En effet, les marques et brevets redeviendront nationaux en Grande-Bretagne et de nouveaux contrats devront alors être établis entre les intéressés pour satisfaire aux exigences de la législation anglaise en la matière.
Quelles sont vos autres spécialités et activités?
Je suis avocate en contentieux général, un domaine d’activités assez large. Mon rôle principal est de conseiller les clients et de défendre tout type de litige devant les juridictions du Grand-Duché de Luxembourg. La variété des dossiers que je traite au quotidien est intéressante car je peux travailler en droit commercial, familial, du bail, du divorce, du travail, des sociétés, de l’immobilier ou encore pénal. Cette diversité de sujets rythme mes journées et me force à me renseigner sur toutes les actualités afin de ne pas être cantonnée à un seul domaine.
Lorsque je me suis installée à mon propre compte, le cadre légal sur la propriété intellectuelle émergeait. J’ai donc suivi quelques formations sur ce thème. C’est une matière que j’affectionne car elle apporte un tout autre regard sur les dossiers. En général, les clients que je rencontre ont des besoins liés au contentieux; ce sont souvent des affaires litigieuses avec un opposant. En propriété intellectuelle, au contraire, nous sommes dans l’univers de la création, dans l’avenir et le positif; très loin de litiges parfois douloureux émotionnellement et aux conséquences lourdes.
En outre, cela fait cinq ans que je suis chargée de cours à l’Université de Lorraine à Nancy. J’ai développé un cours de Droit fiscal international que j’enseigne aux Master 2 en Fiscalité et ingénierie patrimoniale.
Pourquoi êtes-vous devenue avocate?
Enfant, je désirais être avocate ou professeur… Finalement, je fais les deux! J’ai toujours été attirée par ce métier pour la défense d’autrui. Et j’ai vite réalisé qu’il n’y avait pas de plus grande valorisation que la réussite d’un dossier et le remerciement du client.