Portrait d’un hédoniste

Gaston Vogel

Il y a des portraits qu’un rédacteur aborde avec angoisse. Surtout lorsqu’il fait le choix du sniper national, Maître Gaston Vogel. Dans ses lettres ouvertes, il se veut flingueur des abrutis et dézingueur des ignominies avec comme seule arme, son style soutenu, acerbe et réjouissant. «Si vous saviez comme il est bon d’être détesté», rencontre avec un hédoniste, homme de culture au sens de l’humour incisif qui fêtera prochainement ses 55 ans de carrière… Pardon Maître, «d’amertumes judicaires».

L’âge “tendre“
Les villages luxembourgeois des années cinquante s’orchestraient encore au rythme des saisons et comptaient des commerces qui permettaient de vivre en autarcie. Le soir, les familles prenaient place sur le seuil de leur porte; symbole transitoire de l’intimité du cocon familial à la communauté. C’est à cette époque que la grande distribution a fini «d’arracher les cœurs des villages» qui se transformeront bientôt en dortoirs. Constat bourdieusien que partage Gaston Vogel.
Il ne garde pas de bons souvenirs de son enfance. Ses dimanches passés à Helmsange (petit hameau de Walferdange) étaient dédiés aux grammaires grecque et latine sous l’autorité d’un père détesté. Expert-comptable de formation, le paternel avait gardé le goût des lettres du lycée classique, il écoutait le concerto de violon de Max Bruch, relisait Goethe et appartenait à cette droite conservatrice du début du XXème siècle, toujours anti-communiste et parfois encore antisémite.
Le fils, quant à lui, préfère le piano de Scriabine, il se berce de Dostoïevski, Strindberg et de littérature lyrique allemande. Il s’émerveille des pensés nietzschéennes et des idées contraires qu’il aime appeler «un feu d’artifice permanent». Et il y a Proust bien sûr, à qui il consacre un ouvrage, “L’essence Précieuse dans l’œuvre de Proust“. Vogel déteste ce qui est monolithique et aime les écarts, les nuances parce que «la vie est composée d’idées contraires».
Il considère ces auteurs comme ses «ancêtres», comme un héritage choisi aux archaïsmes antisémites de son père et auxquels il rend hommage, en les relisant inlassablement. Chez les Vogel régnait l’identité luxembourgeoise hautement culturelle, «qui était à la limite du supportable». «J’étais un enfant unique, écrasé par l’amour des miens. Un amour que je détestais et que je déteste encore», affirme le faux misanthrope. Au lycée classique, il opte pour la filière philosophie et lettres.
Un soir, sur les coups de minuit, Gaston Vogel reçoit un appel téléphonique de son père, «comme un long sanglot, tout chargé d’adieux» qui lui demande de venir lui réciter des passages des Fleurs du Mal. À son arrivée, il était trop tard. Il n’aura jamais eu l’occasion de véritablement le connaître.

Profession
Pourquoi avoir opté pour le droit? L’art, la littérature et la philosophie étant ses véritables passions… Peut-être à cause du “Nosce te ipsum“, (Connais-toi toi-même) que Socrate assigne aux devoirs de l’homme. Vogel a peur de lui-même dans le sens où il ne se connait pas: «La littérature nous met dans une nébuleuse de sentiments et de sensations alors que dans le droit, nous sommes ancrés dans la réalité».
Un bon avocat doit connaître «la grande réalité humaine», ce qui nécessite d’être instruit en littérature, en histoire et en philosophie, «le droit, c’est l’affaire des juristes». S’il a certes, publié sept livres de droit en décembre dernier, il n’y en a néanmoins pas un seul parmi les 30.000 livres qui composent sa bibliothèque. Les textes juridiques ne lui procurent aucun plaisir.
Il plaide le dernier procès pour avortement en 1975, avant la dépénalisation et même s’il obtient un non-lieu, il ne peut s’empêcher de penser à toutes celles qui ont été emprisonnées. Si le droit doit évoluer avec son époque, la répugnance qu’il lui procure vient de l’exagération qu’en font ceux qui le pratique.

Chroniqueur des maux de la société
Il décide très tôt de ne pas faire de politique. Le regard critique de l’observateur en marge se dote d’une totale liberté intellectuelle et d’une indépendance absolue.
L’homme qui se sent proche des Lumières du XVIIIème vit très mal l’ère post-littéraire qu’est la nôtre. À savoir qui serait l’Infâme d’aujourd’hui (en référence à Voltaire qui signait toutes ses lettres de «Ecr. L’Inf.» pour «Ecrasons l’Infâme» en référence au despotisme religieux), il répond sans hésitation, l’hypocrisie et les consciences pures. Pour lui, ce sont les nouveaux obscurantismes contemporains.
Il regrette les personnages charismatiques, les Laclos, Condorcet ou Montesquieu qui prenaient la défense des femmes, des esclaves, des opprimés non par attendrissement moraliste, mais par leurs nuances de raison. «Ce sont les Lumières qui ont forgé le monde moderne et nous le défaisons».
Sa plume acerbe jubile à attaquer les maux de la société et au fil de ses lettres ouvertes, le lecteur entrevoit un certain amour pour ce pays. Il lui reconnait d’ailleurs des qualités et notamment d’avoir réussi à se libérer de l’emprise religieuse. Le catholicisme ne joue plus le même rôle que lorsqu’il était jeune avocat dans les années soixante. Le CSV de l’époque, essentiellement clérical, n’est plus le même, «je m’en réjouis même si d’un autre côté j’aurais préféré qu’il reste ce qu’il était pour mieux l’attaquer», dit l’homme de gauche, un sourire en coin.

Homme de Culture
Au lycée classique, il ne comprenait pas pourquoi la culture enseignée s’arrêtait toujours à l’Acropole. Curieux de cet au-delà, il se rend une trentaine de fois en Inde mais aussi en Chine et au Japon et se passionne pour l’art asiatique, (il nous fait admirer sa nouvelle acquisition, un paravent japonais du XVIIème siècle, puis une pièce de jade).
Mise à part la Philharmonie dont il trouve le programme de très bonne qualité, il dénonce le vide culturel et artistique du Luxembourg et notamment le Mudam qui est pour lui, un emblème désespérant. À ceux qui avancent les artistes locaux comme un contre-argument, il faut rappeler qu’il s’agit ici de la Culture (avec une majuscule), celle que défendait Malraux, à savoir les œuvres majeures de l’humanité. Gaston Vogel se fait en effet une haute idée de l’art. Vouloir devenir artiste ou se considérer comme tel ne suffit pas, «il faut être un prophète et descendre dans les couches les plus profondes où le circuit sanguin de l’homme est trop froid pour arriver». Il reprend la formule de Rimbaud et qualifie l’artiste de «Voleur de feux», ces êtres qui de par leurs œuvres enflamment les âmes.
Il ne comprend pas pourquoi le Luxembourg, avec ses moyens financiers, n’a jamais manifesté d’intérêt pour la culture, n’a jamais investi dans une œuvre majeure et n’accueille jamais de grande exposition.
Il considère comme une erreur d’avoir retiré le latin de certaines branches intellectuelles. «C’est un pont essentiel entre notre civilisation contemporaine et l’Antiquité, là où tout avait été pensé». Il continue de lire Tacite pour ne pas perdre son latin et ne peut imaginer un confrère qui ne le maîtriserait pas. C’est parce que les mots portent en eux une archéologie, qu’il se plonge dans de grandes «excursions étymologiques». Tout intellectuel dont les idées se véhiculent de par le mot, se doit d’en cerner le sens.
Il jette un regard critique sur nos sociétés, de la démission de la raison à la déculturation en passant par l’apothéose du fric. Il y voit les symptômes d’une société malade. «Il suffit d’écouter ce qui se passe à la Chambre des Députés: aucun ne sait parler et tous ajoutent du creux au vide. Le mot porteur a disparu».

Nous nous séparons sur une pensée philosophique
«Je considère que l’homme est un singe qui s’appelle Homo sapiens et de tous les singes, il est le plus méchant. Il se permet deux guerres mondiales, un holocauste et une multitude de guerres néocoloniales en seulement un siècle. Il y a chez l’homme, une molécule néfaste qui ne guérira jamais. Beaucoup de juges se trompent, l’homme est au-delà du bien et du mal, il est comme le disait Dostoïevski, un monstre de rêve».
Sa passion pour la pierre est révélatrice; il est de ces hommes sur qui les modes du temps n’ont pas d’emprise. Contrairement à ce qu’il laisse entendre, ce n’est pas un homme du XVIIIème coincé dans une époque qui ne serait pas la sienne. Il est juste un homme de l’écrit à l’heure du digital et un homme de raison dans une société de sentiments. Il est à l’image de sa météorite vieille de 50.000 ans, tombée dans le désert de l’Arizona ou de sa pièce de jade, il est un bloc construit de références culturelles, littéraires et philosophiques inaliénables dans lesquelles la modernité aurait bon de s’abreuver.

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