L’antichambre des négociations
La tâche sera très ardue pour sortir de l’impasse dans laquelle se sont empêtrés patronat, syndicats et Gouvernement qui sont sensés remettre le couvert cet automne au sein de la Tripartite. Mais d’après Serge Allegrezza, président du Conseil économique et social dans lequel se sont déroulés les débats, l’échec est à relativiser. Interview.
Institution consultative permanente du Gouvernement, le Conseil économique et social (CES) étudie les problèmes économiques, sociaux et financiers au Grand-Duché. Quel a été votre rôle dans l’accompagnement du dialogue social national lors de ces derniers mois tumultueux qui ont vu apparaître le «paquet Frieden» très controversé, et comment avez-vous guidé le Gouvernement dans cette phase délicate ?
Créée dans les années 60, le CES est un organisme qui représente à la fois les partenaires sociaux et des représentants directement nommés par le Gouvernement. Ces derniers ne représentent pas le Gouvernement mais interviennent en t ant qu’experts ; ils ont la liberté de conscience et intellectuelle pour agir afin que le CES soit capable de donner des avis utiles pour éclairer l’action du Gouvernement. Ces avis d’adressent en premier lieu à son ministre de tutelle, le Premier ministre. Le CES émet chaque année une série d’avis dont l’avis phare est celui sur la situation économique, sociale et financière du pays. On peut dire que le CES permet de prendre la température de ce que pensent les partenaires sociaux.
Cette année a été extrêmement difficile puisqu’elle a été celle de la Tripartite destinée à préparer la sortie de crise, et qui, comme tout le monde le sait, a démarré dans un climat conflictuel, ce qui a beaucoup pesé sur nos travaux.
Il faut savoir que le CES travaille à huit clos : nous nous réunissons de façon informelle et abordons les problèmes de façon certes courtoise mais directe. Aussi, le grand avantage du CES réside dans sa vocation consultative ; les désaccords ou accords n’ont aucune conséquence ‘dramatique’ et aucun effet direct. En revanche, il s’agit là d’une plate-forme qui permet d’avoir une compréhension en profondeur des positions des uns et des autres. En d’autres termes, patronat et syndicats expriment leurs revendications avant d’être amenés à exposer puis discuter les arguments très souvent contestés ou relativisés, pour finalement documenter ces derniers par des études ou des statistiques. Il y a donc une véritable confrontation, et ceci est un élément foncièrement important. Car lorsqu’une confrontation a lieu de façon ouverte, sincère et authentique, très souvent les positions peuvent évoluer.
Si je parlais d’année difficile, c’est parce que nous avons généralement la capacité de trouver des compromis, ce qui n’a pas été le cas cette année. Nous partons souvent de positions fort éloignées mais nous parvenons à rapprocher les uns et les autres de manière à avoir un texte qui ait l’aval des différents protagonistes. Avec la Tripartite qui a débuté fin 2009, il y a eu un recoupement des discussions des différents camps, ce qui a beaucoup aparté les travaux du CES, au point que – et je crois que c’est la première fois que cela arrive dans l’histoire du CES – nous n’avons plus été capables de trouver des compromis. Or, notre rôle majeur consiste justement à rapprocher les positions des uns et des autres. Le dialogue était même devenu tellement difficile que l’on ne cherchait même plus à savoir pourquoi l’un ou l’autre était pour ou contre une proposition.
J’ai quand même réussi à faire voter un texte en matière de politique de l’emploi car il y a eu là un certain nombre de convergences entre les partenaires sociaux qui ont rendu cela possible.
D’une façon générale, pour avoir assisté aux débats, je peux vous dire que tout ce dont nous avons discuté et vécu au CES a été reproduit au niveau de la Tripartite que je considère comme un «demi-échec»… et si les partenaires sociaux refusent de se remettre à table à l’automne, on pourra alors parler d’échec total.
Le rôle du CES consiste également à établir chaque année, au cours du premier trimestre, un avis sur la situation économique, sociale et financière du pays. Pierre Bley, secrétaire général de l’UEL, que nous avons rencontré le mois dernier, s’est montré très pessimiste quant à la situation économique du pays et regrette l’absence totale de mesures en faveur de la compétitivité des entreprises. Qu’en est-il selon vous ?
Il faut d’abord s’entendre sur la définition du terme «compétitivité». Du côté patronal, cela se résume bien trop souvent à l’aspect coûts de production et coûts salariaux. La compétitivité est en fait un concept que les économistes ne comprennent pas, tout simplement parce qu’il ne veut rien dire. En revanche, si on le substitue par le terme «productivité», il prend tout son sens, la compétitivité se résumant à la base à la productivité et aux déterminants de la productivité. Cette dernière est la résultante de tout ce que l’on peut mettre en œuvre pour l’augmenter, soit l’innovation, la recherche, l’éducation, l’organisation, l’environnement de l’entreprise, etc. C’est la raison pour laquelle l’Observatoire de la Compétitivité, que j’ai le plaisir de présider, a penché pour la définition suivante : la capacité d’une nation à offrir à ses habitants un haut niveau de vie, un haut niveau d’emploi tout en sachant préserver la cohésion sociale et la protection de l’environnement. Vouloir se cantonner à ne regarder que l’aspect de l’évolution des coûts par rapport à ceux d’autres pays ou d’autres secteurs d’activité est une obsession dangereuse : il faut donc prendre en compte ces deux dimensions.
Cela ne veut bien évidemment pas dire qu’il faille négliger tout ce qui est compétitivité-coûts. Parmi les 65 mesures présentées par le ministre de l’Economie, Jeannot Krecké, la proposition 49 sur l’indexation des salaires a été acceptée par le Gouvernement mais se heurte à la détermination des syndicats. Or, ce n’est pas parce qu’une mesure parmi 65 n’est pas été acceptée que l’on peut affirmer que rien n’a été fait.
Un Observatoire de la Compétitivité a d’ailleurs vu le jour en 2003. Il a pour objectif «d’aider le Gouvernement et les partenaires sociaux à définir les orientations et le contenu de politiques favorables et compatibles avec une compétitivité à long terme, source de croissance et de bien-être». En quoi cet organisme est-il complémentaire au CES, et quelles sont les orientations préconisées pour le Luxembourg sur le long terme ?
En fait, la question ne se pose pas. L’Observatoire de la Compétitivité est un service installé au ministère de l’Economie et du Commerce extérieur qui a pour objectif de faire de la veille, d’assurer un suivi sur tout ce qui concerne les références internationales en matière de compétitivité, de classement de pays qui sont publiées, du type World Economic Forum, IMD, etc. Nous publions un rapport annuel dénommé «bilan compétitivité» où toutes ces évaluations sont passées au crible et qui produit sa propre évaluation puisque nous possédons notre propre indicateur pour situer le Luxembourg parmi les autres pays européens sur base de critères que nous avons fixés ensemble avec les partenaires sociaux. Le CES ‘s’approprie’ ensuite tous les travaux que ce soit ceux du STATEC, de la BCE ou encore de l’Université du Luxembourg. Il est donc une instance d’une nature tout à fait différente.
A propos du bien-être : le CES et le Conseil supérieur pour un Développement durable (CSDD) ont organisé fin mai leur premier atelier de travail intitulé « La réforme du système des comptes nationaux et du PIB », atelier qui a pointé du doigt le mode de calcul du PIB et privilégie un indice «PIBien-être». Pouvez-vous nous expliquer ?
Le PIBien-être est une ‘invention’ qui émane d’une demande formulée par le Gouvernement et dont la coalition de l’année passée a décidé de créer à l’instar d’autres pays un indicateur qui est un peu une alternative qui vient compléter le fameux PIB par tête d’habitant.
L’idée de base est très connue. Le PIB par habitant utilisé par tous les médias et l’opinion publique a été considéré très longtemps comme une sorte d’indicateur de bien-être matériel des différents pays qui ne fait que mesurer la production. Or, tout le monde sait que cet indicateur n’a rien à voir avec le bien-être ressenti par le citoyen.
Aussi, le président de la République française, Nicolas Sarkozy, a demandé l’an passé aux plus grands experts économiques internationaux de réaliser un rapport sur tout ce que l’on peut imaginer pour rendre la statistique plus proche de l’aspiration de bonheur ou de bien-être immatériel de tout citoyen.
C’est la mission qui a été confiée par le Premier ministre au CES et au CSDD qui sont désormais appelés à travailler ensemble – ce dernier représentant la mouvance environnementaliste, tiers-mondiste, bref, tout ce que l’on peut imaginer comme acteurs ‘alternatifs’ -, et qui doivent présenter une ébauche de rapport proposant des indicateurs qui complètent celui du PIB avant la fin de l’année.
En matière de conseil, les missions du CES se sont étoffées avec le temps, notamment avec l’élargissement de ses compétences au niveau de l’accompagnement des grandes orientations politiques économiques à l’échelle européenne en 2004. Quelles ont été les grandes orientations de votre travail en matière de politique supranationale dans les domaines économiques, sociaux et financiers, et comment se passe la coopération au sein de la Grande Région ?
Au niveau communautaire, le Premier ministre nous a confié la mission de suivre ce que l’on appelle dans le jargon européen les grandes orientations de politique économique, un des points fondamentaux du Traité de Maastricht qui a pour vocation de favoriser la coordination des politiques économiques européennes et les politiques de l’emploi. Dès l’adoption du Traité, le CES s’est mis à rédiger chaque année un rapport dans lequel il s’agit de voir quelles sont les implications de ces orientations au niveau communautaire pour le Grand-Duché et apporter un éclairage aux partenaires sociaux.
Nous avons également des activités internationales : nous faisons partie d’un certain nombre de réseaux dont le plus important est l’AICESIS, l’Association international des conseils économiques et sociaux. Les échanges que nous nourrissons nous permettent de savoir ce qu’il se passe dans d’autres pays.
Au niveau de l’Union européenne, il existe également un Conseil économique et social dans lequel sont représentés tous les pays membres tandis qu’au niveau régional, nous avons un CES Grande Région. Son rôle est intéressant puisqu’il permet de mettre ensemble les partenaires sociaux dans une perspective transfrontalière pour gérer ensemble les problèmes et défis dans la Grande région, que ce soit les problèmes administratifs, de circulation, de chômage, etc.
Je tiens pour finir à souligner que les CES, que ce soit au niveau national, européen ou international ont tous comme point commun de devoir travailler en huit clos afin de garantir une atmosphère de travail sereine et constructive. Ce qui pourrait être considéré comme une force est pour moi une faiblesse dans la mesure où dès que les partenaires sociaux sortent de l’antichambre et se retrouvent sous les feux des projecteurs, ils retournent à leurs positions initiales.
PhR