«Un changement radical de constellation»
Dans un contexte où la transparence est de mise, la place financière luxembourgeoise perd de ses attraits pour la clientèle privée traditionnelle. Convaincus que le secteur peut encore offrir de belles perspectives de développement s’il fait preuve de suffisamment d’inventivité, Jean Fuchs, fondateur et directeur de Fuchs & Associés Finance, et son fils, Timothé Fuchs, responsable de la clientèle institutionnelle, ont décidé de prendre le contre-pied de la tendance attentiste générale en investissant dans de nouvelles activités et compétences. Interview.
Monsieur Fuchs, lorsque vous avez créé la société qui porte votre nom voici une quinzaine d’années, vous étiez seul. Vous êtes aujourd’hui plus d’une centaine et avez des bureaux non seulement à Luxembourg, mais aussi à Bruxelles et à Genève. Qu’est-ce qui a rendu l’aventure possible?
JF: C’était un challenge de créer une société à partir de rien, mais nous avons eu de la chance, d’abord parce que la période de 2000 à 2007 était très propice et ensuite parce que les bonnes personnes nous ont rejoints. Une société fonctionne avec et grâce aux personnes qui la constituent. Ce sont elles qui font la différence. Le produit et le contexte économique, fiscal, politique viennent au second plan. J’ai dit à la création de la société que la finance, tout au moins le Private Banking, est une question de relations interpersonnelles et non de chiffres, de ratios ou de théories. J’ai misé là-dessus, et je l’affirme toujours. On peut, et l’on doit, être à la fois un bon professionnel et un être humain. Ce n’est en rien incompatible. Je pense que le concept était et reste juste ; la preuve en est que nous n’avons pratiquement jamais perdu un client.
Vous parlez d’un contexte très favorable jusqu’en 2007. Comment a-t-il évolué depuis? Quelle est votre vision des récentes évolutions concernant la levée du secret bancaire au Luxembourg, l’introduction du FATCA américain ou les accords de l’OCDE sur l’échange d’informations fiscales?
JF: Nous nous trouvons face à un changement radical de constellation. Ce sont des paradigmes essentiels qui ont été modifiés sous la pression internationale. L’exemple des Etats-Unis qui, dans le cadre de FATCA, ont imposé leurs règles au reste du monde au mépris d’un comportement normal de compétition entre pays nous montre que l’on se dirige vers des systèmes de transparence et de contrôle total de la finance -et peut-être même un jour de la vie privée de chaque personne- qui me déplaît. Je trouve que les questions d’argent, comme les questions de famille, ne sont pas des sujets dont on discute sur la place publique, mais que l’on garde pour soi. Jusqu’à présent, un client venait au Luxembourg parce qu’il avait su protéger la sphère privée. Cette confidentialité a fait le succès et le confort de tout un pays, d’une population, d’un gouvernement, de sociétés, de banques, de salariés, de familles. Les choses vont désormais devenir beaucoup plus compliquées.
Qu’induisent concrètement ces évolutions pour les acteurs de la place financière luxembourgeoise?
JF: Nous sommes désormais en compétition non seulement les uns avec les autres, mais aussi avec les pays voisins et le monde entier. Nous avons perdu ce ‘plus’ que constituait la souveraineté luxembourgeoise.
D’où la nécessité de diversifier notre clientèle. Certains clients s’en vont et en gagner de nouveaux ne se fait pas en claquant des doigts. Nous devons aujourd’hui élargir notre sphère de prospection aux pays émergents d’Europe de l’Est, du Golfe, d’Asie ou d’Amérique du Sud, ce que nous avons peu, sinon pas du tout, pratiqué dans les décennies précédentes au Luxembourg contrairement à Londres, Singapour, Hong-Kong, Francfort ou New-York.
Nous avons, par ailleurs, affaire aujourd’hui à une clientèle haut de gamme, plus sophistiquée et difficile à satisfaire que par le passé. Nos clients cherchaient jusqu’à présent avant tout à préserver leur capital à travers une gestion de portefeuilles standardisée. Nous allons dorénavant vers une gestion spécifique avec des outils plus pointus, adaptés aux besoins particuliers de chaque client, mais également vers un accompagnement complet selon le concept de Family Office qui s’occupe de toutes les questions concernant le patrimoine d’une famille, qu’elles soient immobilières, juridiques, fiscales ou autre.
Le Luxembourg a-t-il encore du potentiel dans ce contexte? Et quels arguments peut-il avancer pour se distinguer des autres places?
JF: Cette sophistication, si elle est moins confortable qu’avant, est intéressante, motivante et elle est surtout ce qui fait notre avenir. Si les cerveaux de la place financière font preuve de suffisamment d’inventivité, je pense que cette dernière a encore un beau potentiel pour les vingt prochaines années. Du fait que le Luxembourg est un petit pays, les différents acteurs du secteur financier -banquiers, avocats, fiduciaires, assureurs- se connaissent, se côtoient et élaborent ensemble des solutions adaptées aux nombreux cas qu’ils rencontrent. Ils sont aussi plus proches du gouvernement. C’est ce qui fait la force du Luxembourg.
Comment votre société, Fuchs & Associés Finance, pourra-t-elle tirer son épingle du jeu face aux évolutions que nous venons d’évoquer?
TF: Le marché est difficile et la plupart des professionnels de la place ont tendance à se recentrer sur leurs activités en attendant la reprise. Nous prenons le pari inverse. Même dans un contexte défavorable, des opportunités se dégagent et il faut les saisir pour ne pas ‘rater le coche’.
JF: Nous avons recruté, au niveau global, dès l’année dernière, une trentaine de personnes pour la prospection internationale ce qui représente un investissement colossal pour notre maison d’environ un tiers de notre budget. Il s’agit presque pour nous de réapprendre notre métier parce que, encore une fois, la finance ce n’est pas seulement placer un produit dans le portefeuille d’un client. Nous sommes face à des êtres humains qu’il faut comprendre, convaincre, soigner et ceux-ci ont d’autres habitudes, d’autres besoins, une autre mentalité, ils vivent dans un contexte politique et social différent. Tout cela s’apprend et cela ne se fait pas en trois mois. Il nous faudra des années. Cela va donc coûter de l’argent à notre société comme à l’ensemble de la place financière.
Notre deuxième réaction a été de mettre en place de nouveaux métiers. Nous avons créé un département ingénierie patrimoniale, un département Family Office et un service aux clients institutionnels.
Votre réaction au changement a été de recentrer votre société sur des services haut-de-gamme pour faire face à la demande de la clientèle privée. Qu’en est-il de la clientèle institutionnelle?
TF: L’économie financière du pays repose en effet sur deux piliers: la clientèle privée et la clientèle institutionnelle. Si nous voulons faire face à la concurrence et continuer à progresser avec les 2,7 trilliards d’actifs que nous gérons actuellement au Luxembourg, il faut non seulement que nous disposions d’un cadre réglementaire intéressant et attractif mais aussi que nous ayons des services intelligents et adaptés à proposer. Luxembourg est la deuxième place mondiale pour les fonds d’investissement, voire même la première si on exclut le marché local américain. Celui qui cherche aujourd’hui à développer une plateforme de fonds à l’international va venir chercher une solution au Luxembourg, parce que c’est au Luxembourg que se trouvent les compétences et le savoir-faire, et cela doit perdurer.
Nous avons donc décidé de constituer une société de gestion, une Super Management Company qui s’appellera Fuchs Asset Management et qui est en cours d’obtention de licence auprès de la CSSF. Notre rôle, à travers cette société, sera d’accompagner des petites banques, des compagnies d’assurance ou des gestionnaires de pays étrangers qui souhaitent monter un fonds d’investissement et, par la suite, l’organiser et suivre son évolution. Nous les aiderons à s’implanter ici, à promouvoir et à distribuer leur produit dans un cadre réglementé. Nous offrirons un point de contact unique et une solution sur mesure à ces institutions. Nous ne leur imposerons pas notre offre de services, mais élaborerons pour elles une solution personnalisée en fonction de ce qu’elles recherchent. Nous mettrons ensuite en musique les différents intervenants qui travailleront soit à la mise en place soit au fonctionnement de ces structures. Nous ne sommes ni auditeur ni avocat, mais nous savons avec qui travailler dans chacun des domaines concernés.