De la sidérurgie à l’IA : le futur du Luxembourg, une affaire de leadership
De l’agriculture à l’acier, puis à la finance et aux services numériques, le Luxembourg a toujours su dépasser sa taille. Comment ? Grâce à sa position de carrefour européen et à une culture de confiance, d’ouverture et de spécialisation intelligente. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle ouvre de nouvelles possibilités : dépasser les limites d’un marché du travail limité, renforcer la résilience des secteurs régulés et améliorer l’efficacité des services. Sommes-nous prêts à relever ce défi, et surtout qui aura le courage de le diriger ? Rencontre avec Daniel Meyer, Country Director de Fujitsu Luxembourg, qui pose un regard éclairé sur l’IA comme un enjeu de leadership collectif et non simplement technique.
Le marché luxembourgeois est en effervescence autour de l’IA. Pourquoi considérez-vous que cela relève avant tout du leadership et non de l’informatique ?
Trop souvent, l’IA est confiée aux services IT, comme si elle n’était qu’un outil supplémentaire. Mais la vraie réussite d’une transformation digitale (IA ou autres) ne dépend pas seulement des logiciels ou des systèmes, elle repose sur la vision et l’alignement de l’ensemble de l’organisation. Et, comme le souligne l’auteur Simon Sinek, il s’agit d’un « jeu infini » : l’objectif n’est pas la victoire rapide, mais la croissance durable. La technologie est le déclencheur, mais le véritable moteur est la culture, la vision et le leadership.
Si les dirigeants – qu’ils soient à la tête d’une commune, d’une banque ou d’une PME – ne définissent pas un « pourquoi » clair et partagé, l’IA restera au stade de projets pilotes sans impact durable.
Concrètement, pourquoi tant de projets échouent-ils ?
Parce qu’ils partent du mauvais angle. Dans un monde dominé par les tableaux Excel, l’innovation est trop souvent réduite à une chasse aux coûts. Prenons la robotisation des processus (RPA) : si nous l’utilisons uniquement pour supprimer des postes, nous créons immédiatement de la résistance. Pourquoi une équipe soutiendrait-elle une technologie qui menace ses collègues ?
Il faut inverser la logique, penser comme des entrepreneurs, pas comme des gestionnaires ! L’IA doit soulager les collaborateurs des tâches répétitives pour qu’ils se consacrent à des missions à forte valeur ajoutée : par exemple, dans la finance, automatiser KYC, AML et mises-à-jour du CRM pour libérer du temps aux conseillers pour un vrai accompagnement de proximité qui fidélise le client, satisfait de cette expérience personnalisée.
Justement, vous parlez du « missing middle ». Pouvez-vous expliquer ce concept ?
C’est l’espace où humains et machines combinent leurs forces et s’associent intelligemment, plutôt que de se concurrencer. Les humains apportent le jugement, l’éthique et l’expérience, tandis que les machines fournissent rapidité et capacité d’analyse.
Concrètement, cela peut prendre la forme d’un fonctionnaire communal aidé par un assistant virtuel pour répondre aux demandes citoyennes, un développeur qui code plus vite grâce à un copilote ou encore un gestionnaire qui utilise l’IA pour trier et analyser des dossiers tout en conservant la décision finale.
Quand les équipes voient que l’IA rend leur travail plus simple et plus gratifiant, elles s’engagent naturellement dans la transformation.
Mettre l’humain au centre suffit-il pour réussir ?
C’est nécessaire, mais pas suffisant. Le leadership doit s’approprier le changement. Les dirigeants doivent clarifier la vision, financer les projets, mettre en place des incitations justes et surtout incarner le changement.
Cela signifie expérimenter ouvertement, être transparent sur les résultats, former les managers à devenir coachs de leurs équipes hybrides humains-IA et instaurer des boucles de feedback claires entre l’expérience employé et l’expérience citoyenne.
En réalité, la plupart des échecs de transformation ne viennent pas de la technologie, mais d’un leadership absent et/ou dépassé par la vitesse fulgurante à laquelle l’IA progresse en continu.
Vous insistez aussi sur la gouvernance. À quoi ressemble une bonne gouvernance de l’IA au Luxembourg ?
Au Luxembourg, cet enjeu est particulièrement sensible. Nos institutions évoluent dans un écosystème européen très régulé et doivent pouvoir justifier chaque décision auprès des régulateurs de l’UE. Parallèlement, elles doivent maintenir la confiance des citoyens. Dans ce contexte, la transparence, la sécurité et l’éthique ne sont pas de simples bonnes pratiques : elles constituent de véritables licences d’opérer. Pour cela, il faut une gouvernance robuste : des conseils de l’IA, des systèmes audités, des checkpoints humains, des revues après incidents.
Faut-il choisir entre petits projets rapides et grandes stratégies de long terme ?
Non, il faut piloter un portefeuille à deux vitesses : associer des gains en 90 jours (assistants de service, copilotes de code/de connaissance) à des investissements de plateforme en qualité des données, intégration et sécurité. Les gains à court terme sont réels — des études contrôlées montrent que les utilisateurs de copilotes IA accomplissent les tâches environ 50–55 % plus rapidement — et ces économies peuvent financer la résilience et la gouvernance nécessaires au passage à l’échelle.
Nous pouvons faire de l’IA un outil pour amplifier les talents humains, renforcer la résilience de nos institutions et accroître la confiance des citoyens
Et sortir du piège des POC ! Si les pilotes ne se traduisent pas par une valeur durable, vous devez corriger le modèle opérationnel. Passez des expérimentations à des systèmes explicables et auditables que vous pouvez défendre devant les conseils d’administration, les auditeurs et les citoyens.
Cette double dynamique permet de démontrer des résultats concrets à court terme tout en construisant une base solide pour les initiatives futures. Les succès rapides financent et légitiment les projets structurants, renforçant ainsi la résilience et la crédibilité nécessaires pour soutenir l’IA sur le long terme.
En conclusion, quel est le rôle des leaders luxembourgeois face à l’IA ?
Pascal Bornet, auteur de « Agentic Artificial Intelligence : Harnessing AI Agents to Reinvent Business, Work and Life », nous rappelle que « nous traitons les humains comme des robots et l’IA comme des créatifs. Il est temps d’inverser l’équation ».
Nous pouvons faire de l’IA un outil pour amplifier les talents humains, renforcer la résilience de nos institutions et accroître la confiance des citoyens. L’histoire du Luxembourg nous l’a déjà appris : ce n’est pas la taille qui compte, mais la capacité à se réinventer avec clairvoyance et unité. L’avenir du Grand-Duché se construit aujourd’hui, et il sera digital. à nous de faire les bons choix.