Quand les tensions redessinent les stratégies
Conflits, crises, instabilités, défis structurels : alors que la géopolitique redéfinit les équilibres économiques mondiaux, l’Europe rebat ses cartes en matière de compétitivité, sécurité et souveraineté. Dans ce contexte mouvant, le Luxembourg, agile et spécialisé, pourrait se positionner en acteur stratégique. Philippe Pierre, Consulting Partner chez PwC Luxembourg et Sebastian Heilmann, professeur en économie politique à l’Université de Trèves, décryptent les dynamiques à l’œuvre et esquissent des pistes pour accompagner les acteurs publics et privés face à cette nouvelle donne.
L’Europe en quête d’autonomie
Depuis la pandémie de Covid-19 mais surtout suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie et à un changement de cap de la politique américaine à l’égard de ses partenaires, l’Union européenne a entamé un virage stratégique profond : sortir de ses dépendances historiques. Chaînes d’approvisionnement fragilisées, dépendance en matière de fournitures énergétiques, désindustrialisation, technologies dominées par les géants américains… les vulnérabilités se sont accumulées et même accentuées, forçant les décideurs européens à reconsidérer leurs priorités socio-économiques, industrielles et surtout de défense.
Ce besoin d’autonomie, longtemps cantonné aux discours politiques, s’est imposé comme un impératif. Souveraineté industrielle, résilience énergétique, relocalisation technologique : les mots ont changé, et avec eux, les actions. Repenser les chaînes logistiques, investir dans les matériaux critiques, relancer une production européenne dans des domaines clés devient stratégique. « Dans ce nouveau paysage, le Luxembourg n’est pas en retrait. Déjà engagé dans des secteurs de pointe comme les satellites, la cybersécurité, Data Center, AI, HPC, c’est un véritable acteur de cette transformation », indique Sebastian Heilmann.
Désormais confrontée à une accumulation de tensions géopolitiques, l’Europe voit son rôle stratégique redéfini. Pressée entre les ambitions militaires de la Russie, la montée technologique de la Chine et la posture parfois imprévisible des États-Unis, l’Union ne peut plus se contenter d’être suiveuse. Sa puissance économique, longtemps sous-exploitée sur la scène internationale, devient un levier d’influence à part entière. L’existence d’un marché unique et d’une gouvernance commune, incarnée par la Commission européenne, apparaît aujourd’hui comme un socle vital. « Le ton a changé à Bruxelles : l’Europe doit prendre conscience de son poids et se positionner comme un pôle stratégique autonome dans un monde fragmenté, et construire de nouvelles alliances. Le rapport Draghi met remarquablement en lumière les priorités et investissements impératifs pour une Union européenne résiliente, innovante et compétitive », explique Philippe Pierre.
Et le Luxembourg ?
En effet, alors que les tensions géopolitiques redessinent les équilibres économiques mondiaux, le Grand-Duché consolide son rôle de hub financier stratégique au sein de l’Europe. Plus qu’un simple centre de gestion d’actifs, le pays s’affirme comme un levier de financement essentiel pour les politiques de souveraineté économique.
Sa force ? Un écosystème agile et interconnecté, capable de faire dialoguer capitaux publics, investisseurs privés et institutions européennes. « Les grandes réformes liées à la défense, à l’autonomie technologique ou à la transition industrielle nécessitent un capital massif et bien structuré. Le Luxembourg dispose de cette capacité d’agrégation, unique à l’échelle européenne », développe Philippe Pierre.
Grâce à sa spécialisation financière, à la rapidité de ses prises de décision et à sa capacité de projection, le pays peut jouer un rôle de catalyseur. Non pas en pesant par la taille, mais en amplifiant les dynamiques européennes.
S’adapter pour mieux prospérer
Alors que les entreprises repensent leur cap dans un contexte mondial mouvant, une constante s’impose : la nécessité de bâtir des modèles capables de résister aux secousses géopolitiques. Premier impératif, selon Sebastian Heilmann : « cibler des secteurs à fort potentiel de croissance, autonomes et moins exposés aux dépendances internationales. La défense, au sens élargi, s’impose comme un de ces piliers. Non seulement elle bénéficie de nouveaux financements, mais elle stimule aussi des innovations dans des domaines tels que la cybersécurité, les infrastructures de connectivité, les satellites ou encore les systèmes de communication ; autant de leviers où le Luxembourg est bien positionné pour jouer un rôle stratégique ».
L’Europe doit prendre conscience de son poids et se positionner comme un pôle stratégique autonome dans un monde fragmenté
Mais le véritable tournant, pour de nombreux acteurs, réside dans la capacité à activer la logique du « double usage (Dual-use) ». L’idée est simple : concevoir ou transformer des produits ou services qui peuvent servir aussi bien à des fins civiles que militaires. « Ce n’est pas seulement une question d’armement. Plus de la moitié des investissements iront vers d’autres types d’actifs », souligne Philippe Pierre. « Cette approche s’applique à tous les secteurs, de la finance à l’agroalimentaire, en passant par la logistique, les télécoms, la santé, les « twins » digitaux. Les drones, par exemple, sont un véritable cas d’école : outils de surveillance, de livraison, de gestion du trafic ou de précision agricole, ils illustrent parfaitement cette convergence de double usage », poursuit-il.
C’est également une culture de l’anticipation qui s’impose. La géopolitique s’est installée dans le quotidien des affaires. Et les entreprises, pour rester viables, doivent désormais raisonner en scénarios. Une logique de « what if ? » est nécessaire : naviguer dans l’incertitude devient une compétence stratégique et le Luxembourg, par sa capacité d’adaptation et sa spécialisation, pourrait bien transformer cette instabilité en levier d’influence.
À cela s’ajoute une ouverture nécessaire vers de nouveaux marchés hors du duopole sino-américain. « Le Moyen-Orient et l’Asie au sens large, en pleine diversification économique, offrent des opportunités concrètes, notamment dans les infrastructures, les clean-tech, la santé, les TIC, et bien sûr la finance. L’autre 30% du PIB mondial, de surcroît en croissance, se joue là. Et les entreprises européennes et luxembourgeoises innovantes y ont clairement leur place », indique Philippe Pierre.
Reste à savoir par où commencer. La réponse tient en une stratégie pragmatique : viser des actions concrètes, activables à court terme, qui ne demandent pas des moyens colossaux, mais peuvent déjà produire un impact visible. Dans ce registre, le Luxembourg dispose d’atouts clairs. « Saisir ces créneaux de niche pour y exceller, c’est faire le choix de l’agilité. Et, dans un contexte incertain, c’est peut-être aussi la meilleure garantie de souveraineté économique », conclut Sebastian Heilmann.
Le prochain « Rendez-vous du Secteur Public et de la Santé » se tiendra le 9 septembre entre 12h et 14h et sera consacré à la thématique des données publiques. Plus d’informations sur : https://www.pwc.lu/en/events/les-rendez-vous-secteur-public-sante.html