Le Luxembourg, un bouclier pour l’Europe ?
L’heure est au réarmement sur le Vieux Continent. L’Union européenne prévoit d’investir massivement et rapidement dans sa sécurité. Et si, dans ce contexte, le Luxembourg devenait catalyseur d’une industrie européenne de la défense compétitive et résiliente ? Pour Andrea Lucchini et David Bernard, respectivement Director et Manager au sein du département Industry & Public Sector Advisory de PwC Luxembourg, il a toutes les cartes en main pour y parvenir. Plus que de sortir l’artillerie lourde, il lui suffirait d’investir stratégiquement pour créer un impact bien supérieur à sa petite taille !
Le Luxembourg peut-il devenir un acteur de poids dans la modernisation de la défense européenne ? Quelles sont les principales forces de son écosystème actuel à cet égard ?
AL : Nous le pensons, car il détient toutes les pièces du puzzle pour ce faire : il a su construire une place financière des plus solides, développer une industrie spatiale reconnue et bénéficiera bientôt d’infrastructures critiques de pointe avec sa prochaine usine d’IA et son futur ordinateur quantique qui viendront supporter le superordinateur Meluxina. Un tel écosystème lui confère une position unique en Europe et devrait en faire un acteur clé en matière d’innovation dans la défense. En suivant les initiatives du Luxembourg, je crois fermement que le pays se dirige effectivement dans cette direction.
DB : Si le Luxembourg s’est montré aussi compétitif ces dernières années, c’est en raison des « chemins courts » dont il tire parti dans la prise de position politique. C’est le privilège des petits États : ils peuvent réagir rapidement aux changements de régulation et ainsi accélérer l’innovation. L’autre avantage du Grand-Duché, ce sont les relations étroites qu’entretiennent les décideurs politiques et économiques, débouchant sur des partenariats publics-privés moteurs de développement eux aussi. Bien sûr, la présence d’institutions internationales sur son sol facilite aussi les échanges et la coopération multilatérale.
Comment peut-il tirer parti de ces avantages intelligemment ?
DB : En raison de sa taille, le Luxembourg est forcé de réfléchir à la meilleure façon de dépenser son argent pour générer le maximum d’impact. Une bonne manière d’y parvenir est d’investir dans les technologies à double usage, à savoir des innovations pouvant être utilisées à la fois à des fins civiles et militaires. Notons d’ailleurs qu’une grande partie des nouvelles technologies de défense développées actuellement sont presque à double usage par nature puisque liées à l’intelligence artificielle ou, plus généralement, à la digitalisation. Par exemple, le développement de satellites pour la navigation d’appareils militaires renforcera aussi les outils de communications utilisés dans la vie quotidienne. La « dualité » s’impose donc presque naturellement et nous devons nous emparer de cette opportunité car le Luxembourg ne sera jamais un grand dépensier en matière d’équipement militaire en tant que tel.
AL : Une autre manière d’agir intelligemment serait de tirer profit d’investissements privés. Au Grand-Duché comme ailleurs, la nécessité d’investir davantage dans la défense va inévitablement peser sur les finances publiques. Les gouvernements devraient motiver les investisseurs à financer cet effort avec eux de manière que pour chaque euro dépensé, un, deux ou trois autres soient déboursés par le secteur privé. Enfin, il serait judicieux de miser sur la collaboration européenne. La petitesse du Luxembourg pénalise le pays en termes d’échelle. Pour la pallier, nous devrions envisager un cercle vertueux au sein duquel le Grand-Duché jouerait en quelque sorte un rôle d’incubateur en finançant des entreprises innovantes dans les technologies à double usage et en les laissant tirer profit de l’écosystème unique que nous venons d’évoquer afin qu’elles puissent ensuite atteindre une portée continentale grâce à des instruments et fonds européens.
Dans quelles technologies le Luxembourg devrait-il investir en priorité compte tenu de son écosystème actuel ?
DB : Certains sujets sont particulièrement stratégiques dans le domaine des technologies à double usage et devraient donc faire l’objet d’investissements prioritaires. La sécurité informatique des satellites en est un. Au vu du rôle croissant de ces derniers dans l’industrie de la défense, il est essentiel de prévenir les risques de piratage ou de dysfonctionnement. Le Luxembourg, en investissant dans la cybersécurité – notamment en tirant profit de l’informatique quantique, peut réellement faire la différence à ce point de vue. Son intervention dans la protection d’infrastructures critiques telles que les réseaux satellitaires est d’autant plus cruciale que l’Europe a trop longtemps dépendu des technologies américaines. Les événements récents ont mis en évidence le rôle du secteur spatial dans les opérations de défense et révélé l’urgence de développer des alternatives européennes robustes.
AL : La seconde technologie sur laquelle le Grand-Duché devrait miser est bien entendu l’intelligence artificielle. Celle-ci jouera un rôle de plus en plus central dans le domaine militaire, permettant le déploiement de drones et de véhicules autonomes capables de poursuivre leur mission même en cas de brouillage des communications par exemple. Destiné à accueillir l’une des usines d’IA de l’UE, le Luxembourg devra trouver le juste équilibre entre innovation, respect des cadres règlementaires et éthique pour exploiter ces technologies de manière responsable. Miser sur ces deux domaines dans lesquels nous disposons d’acteurs déjà bien établis nous permettra d’obtenir des résultats rapides et un retour sur investissement à court terme.
Dans ce contexte, quel devrait être le rôle du secteur public et de la recherche ?
DB : Le secteur public a un rôle clé à jouer dans la mise en relation des parties prenantes ainsi que dans le déploiement de l’assistance et des instruments nécessaires à la création d’un écosystème dédié à la défense. En d’autres termes, il doit créer un cadre adapté au sein duquel les PME disposeront des conditions qui leur permettront d’échanger sur leurs besoins, d’innover, de prétendre à des financements européens et qui les rendront visibles et « bankable » aux yeux des investisseurs privés. Cela nécessite d’établir une stratégie qui réponde à des questions relatives aux besoins financiers et instruments requis pour atteindre les objectifs fixés puis de la mettre en œuvre en débloquant effectivement les fonds. Ce déblocage peut se faire via des instruments tels que l’European Defence Fund (EDF) ou le Nato Innovation Fund (NIF), qui investissent notamment dans des startups du secteur de la défense.
AL : Quant au monde de la recherche, c’est le berceau de l’innovation ! De nombreuses startups sont en réalité des spin-offs de projets académiques. Il est donc important que des acteurs comme le SnT (Interdisciplinary Centre for Security, Reliability and Trust), l’Université du Luxembourg ou d’autres centres de recherche communiquent sur les obstacles qu’ils rencontrent pour accéder aux financements qu’ils convoitent. Parfois, de simples considérations pratiques comme l’accès à des locaux adéquatement sécurisés permettent l’obtention de financements additionnels. Il est donc essentiel que ces besoins soient exprimés et que les secteurs public, privé et la recherche travaillent ensemble dans la même direction.
Chez PwC, comment pouvez-vous les aider à créer les conditions qui permettront l’émergence d’un écosystème de la défense ?
AL : Au niveau stratégique et politique, nous aidons à définir et à mettre en place le cadre le plus adapté aux priorités du pays. Cela inclut notamment l’identification des instruments financiers nécessaires et l’évaluation des capacités requises. Ce type de mission, nous l’exerçons régulièrement au niveau européen en collaboration avec des institutions comme la BEI. Sur le plan plus opérationnel, nous contribuons à structurer les instruments identifiés grâce à notre expertise dans le secteur financier, mettons en relation les différents acteurs de l’écosystème (publics ou privés) et proposons des services de coaching. Nous aidons ainsi les entreprises innovantes à atteindre un niveau de maturité suffisant pour intéresser les investisseurs privés et accéder à des financements européens. Nous les soutenons aussi dans la structuration de leur modèle économique pour favoriser leur expansion vers d’autres marchés. D’ailleurs, nos experts dans des domaines tels que la cybersécurité et notre réseau international nous permettent de mobiliser des spécialistes étrangers dans certains domaines de niche pour accompagner les acteurs luxembourgeois dans des projets novateurs.