Le front numérique, un terrain miné pour l’avenir de l’Europe ?
Inutile d’être un crack de l’informatique pour comprendre que les vives tensions géopolitiques actuelles investissent de plus en plus de nouveaux espaces de conflictualité, virtuels en l’occurrence. Nombre « d’incidents » l’ont prouvé ces derniers mois, partout en Europe, jusqu’au Luxembourg récemment victime d’une cyberattaque par déni de service. Un type d’assaut devenu plus agressif que jamais selon l’Agence de l’Union européenne pour la cybersécurité qui révèle dans un rapport publié en décembre 2023 que 66% de ces attaques étaient motivées par des considérations politiques. Les services gouvernementaux feraient les frais de représailles virtuelles déclenchées notamment par des prises de position sur la guerre qui oppose Moscou à Kiev.
Mais les coups de feu virtuels provoquent parfois une détonation plus étouffée. La cyberguerre peut prendre des formes plus insidieuses, notamment à l’approche des élections européennes qui soulèvent des craintes quant à d’éventuelles ingérences numériques étrangères – russes et chinoises notamment. Une à une, les affaires éclatent. En février, Viginum, le service de l’État français chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, a mis au jour un réseau de plus de 200 portails d’information diffusant des contenus pro-russes afin d’influencer l’opinion publique de divers États. En mars, les services de renseignement tchèques ont révélé avoir démasqué un réseau financé par Moscou pour propager, via le site Voice of Europe, des informations visant à dissuader l’UE de fournir de l’aide à l’Ukraine. Bien que l’on puisse se sentir maître de la petite croix tracée au crayon sur son bulletin de vote bien palpable, ces actions numériques peuvent avoir des conséquences réelles sur le scrutin. Leur objectif : intoxiquer le débat à coup de faux contenus relayés sur les réseaux sociaux, polariser la société en exacerbant artificiellement les divisions et décrédibiliser la démocratie pour pousser dans l’hémicycle des candidats eurosceptiques ralliés à leurs idées et intérêts stratégiques.
Le président français Emmanuel Macron, dans son discours sur l’Europe du 25 avril, en appelle à renforcer notre capacité à lutter contre un retour de la propagande qui vient « bousculer nos démocraties libérales et prôner un autre modèle ». Il exhorte ainsi l’Europe à « imposer la pleine transparence et surtout interdire ces contenus lorsqu’ils viennent déstabiliser des élections ». Aveu de faiblesse sur les moyens mis en œuvre ? L’Union européenne se veut pourtant proactive. Elle a déployé un arsenal important pour protéger le scrutin : en décembre dernier, elle adoptait un train de mesures sur la défense de la démocratie dans la perspective des élections et, en mars, elle publiait un recueil sur la cybersécurité et la manière de protéger l’intégrité du suffrage ainsi que des lignes directrices sur les mesures recommandées aux très grandes plateformes et très grands moteurs de recherche afin d’atténuer les risques pouvant avoir une incidence sur le vote des Européens. Et la Commission veille au grain. Depuis l’entrée en vigueur du règlement européen sur les services numériques (DSA), une vingtaine d’acteurs de l’internet ont été placés sous sa surveillance directe. Fin avril, elle a ouvert une enquête contre Facebook et Instagram qu’elle soupçonnait de ne pas respecter leurs obligations. Les contrevenants pourraient se voir infliger des amendes atteignant jusqu’à 6% de leur chiffre d’affaires mondial, voire s’exposer à une interdiction d’opérer en Europe en cas de violations graves et répétées.
Suffisant pour éviter les incursions dans le cyberespace, la confusion dans l’isoloir et les divisions dans l’hémicycle ? Oui et non. Si le cadre mis en place par l’Union doit rassurer sur l’intégrité du processus électoral et la légitimité même des institutions, celui qui s’intéresse à la cybersécurité sait que la menace évolue et prend des formes toujours plus sophistiquées. Bien qu’on puisse déplorer une prise de conscience tardive, il convient donc de continuer à investir dans la cyberdéfense, à soutenir les organisations de vérification des faits et à sensibiliser la société à la désinformation tout en préservant la liberté d’expression. Avec quelque 54% de la population mondiale appelée aux urnes, 2024 représente sans conteste une année charnière.
Par Adeline Jacob