Aigrie-culture : l’Europe à l’épreuve
Certains – frontaliers essentiellement – liront peut-être ces quelques lignes encore excédés d’avoir croisé sur leur chemin des véhicules qui ont davantage leur place dans les champs plutôt que sur la chaussée. À la machine à café, la plupart soutiendra néanmoins la cause des conducteurs de ces tracteurs. Bien que la paralysie des routes irrite aux quatre coins de l’Europe, l’opinion publique estime globalement fondée la colère des agriculteurs.
Que le paysan qui entrave la circulation soit français, belge, allemand ou, plus loin, polonais, grec, lituanien ou encore roumain, il s’insurge – même si chaque mouvement conserve une dimension nationale – contre la multiplication des normes environnementales, la lourdeur administrative engendrée par une « bureaucratie étouffante », la dépendance aux industries de l’agroalimentaire et de la grande distribution qui paupérise une partie des exploitants agricoles ou encore la multiplication des accords de libre-échange qui introduisent sur le marché des produits à bas prix et non respectueux des standards élevés auxquels il est lui-même contraint. Des maux qui sont pour la majorité imputés à Bruxelles, et plus précisément au pacte vert et à la nouvelle mouture de la PAC entrée en vigueur l’année dernière. L’Europe serait-elle encore un bouc-émissaire tout désigné ? En partie, seulement.
La plupart de ces revendications sont d’une légitimité que d’aucuns n’oseraient contester. En revanche, la première, le holà à la multiplication des normes environnementales, ne saurait être défendue qu’à la lumière des trois autres : les agriculteurs n’ont pas les moyens, pour les raisons précitées, d’assurer la transition de leur secteur. En effet, on ne peut soutenir ceux qui érigent tout bonnement l’écologie en ennemie de l’agriculture, fustigeant parfois la surtransposition des directives européennes par les gouvernements nationaux, car les efforts qui leur sont demandés (et que les écologistes jugent insuffisants au regard de l’urgence climatique) ne peuvent être considérés comme optionnels. Au contraire, les objectifs environnementaux devraient faire consensus parmi les agriculteurs qui sont finalement parmi les premiers touchés par les conséquences du réchauffement climatique.
En revanche, difficile de ne pas partager leur aigreur face au manque de cohérence dont semblent faire preuve les politiques européennes : en votant différents volets du pacte vert d’une main et en envisageant de signer un accord de libre-échange avec le Mercosur de l’autre, l’UE ferait entrer sur un marché qu’elle essaie de verdir de nouveaux produits non soumis à ses exigences, exposant ainsi ses agriculteurs à davantage de concurrence déloyale. Ajoutons à cela la répartition injuste de la richesse entre les industriels et distributeurs d’une part et les agriculteurs d’autre part ; comment ces derniers, qui ne peuvent vivre dignement de leur travail, pourraient-ils supporter de surcroît le poids d’une transition certes indispensable, mais coûteuse ?
C’est une des questions auxquelles l’Europe devra apporter une réponse pour mettre fin à la révolte. À quelques mois des élections, ce débat se retrouve évidemment éminemment politisé et scruté. L’insatisfaction faisant toujours le lit du populisme et des extrêmes, il importe que les partis démocratiques prennent des mesures concrètes et ambitieuses sans se tromper de cible, car la transition agroécologique n’est certainement pas le problème, au contraire ! Il y a donc obligation au changement pour mettre fin à la souffrance de la nature ainsi qu’à celle d’un monde agricole dont les revenus ne sauraient être traités en simples « variables d’ajustement » dans les politiques agro-industrielles et les accords internationaux. Il en va de l’avenir d’un métier pourtant essentiel, mais qui, en plus de se trouver dans une situation vulnérable face aux effets du changement climatique, a été rendu très peu attrayant.