Urbanisation durable: oxymore, utopie ou inévitabilité?

Les changements démographiques et économiques des deux dernières décennies ont conduit à accélérer encore l’urbanisation d’ores et déjà galopante des villes. Regroupant plus de la moitié de la population mondiale, celles-ci consomment 75% de l’énergie produite sur la planète et sont à l’origine de 80% des émissions de gaz à effet de serre. Dès lors, la transformation des espaces urbains est devenue un levier essentiel de lutte contre le réchauffement climatique et des efforts conséquents ont été déployés pour tendre vers une urbanisation durable. Pour autant, l’urgence climatique reste plus que jamais d’actualité. Urbanisation et durabilité peuvent-elles faire «bon ménage»? L’innovation et la nouvelle façon de concevoir nos lieux de vie nous permettront-elles d’inverser la tendance? L’urbanisation durable est-elle une finalité non négociable, malgré les obstacles que nous rencontrons pour y parvenir? Pour Gilles Christnach et David Determe, Managing Directors de Betic Ingénieurs-Conseils, de nombreux défis restent à relever, mais la persévérance sera la clé du succès.

 

Face à l’urgence climatique, liée entre autres à l’urbanisation, le secteur de la construction a donc un rôle essentiel à jouer?

GC: Clairement, le défi pour notre société est de développer une économie que la planète est capable de soutenir indéfiniment. Bien que la création d’un monde durable, qui consiste à décarboner nos économies, transformer nos systèmes alimentaires, protéger les services essentiels offerts par la nature et assurer à tous santé, mais aussi un emploi décent et une protection sociale, soit un challenge beaucoup plus vaste que le seul défi inhérent à notre activité, le secteur du bâtiment sera l’un des plus concernés. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La démarche est initiée depuis de nombreuses années mais l’urgence mondiale actuelle montre que les progrès sont toujours trop lents pour arriver à une véritable durabilité, notamment dans les villes. Celles-ci ont besoin de conception globale, d’une planification intégrée et de stratégies courageuses.

DD: Même si l’enjeu urbain ne doit pas se suffire à lui-même, la transformation rapide des villes en villes durables est un levier d’action essentiel. Tout le monde en a pleinement conscience. Nous le constatons, de plus en plus de villes font évoluer leur politique urbaine afin d’y intégrer la notion de développement durable dans chacune de ses dimensions: environnementale, économique et sociale. Nous avons, à notre échelle, une contribution significative à apporter dans ce cadre: habitat écologique, recyclage des eaux, valorisation des déchets, transports non polluants… À l’heure du changement climatique et alors que la population urbaine ne cesse de croître, il est clair que repenser la ville et sa façon de la concevoir doit être une priorité.

 

Vous parlez de stratégies courageuses… Le Grand-Duché de Luxembourg en déploie-t-il?

GC: Le pays s’oriente, promeut et appuie depuis longtemps la conception de bâtiments durables et performants, intégrés dans leur environnement, tout en répondant aux nouveaux besoins et préoccupations des occupants, et ce, y compris sur des projets de grande envergure. L’ambitieux complexe immobilier Gravity en est un exemple. Initié en 2017 par la Ville de Differdange, il illustre cette nouvelle façon de concevoir. Dès les prémices, le promoteur immobilier BPI Real Estate, lauréat du concours, et les instances communales ont travaillé de concert pour nourrir leurs idées et ont intégré l’ensemble des intervenants dans les réflexions.

Les villes ont besoin de conception globale, d’une planification intégrée et de stratégies courageuses

DD: L’ambition était affichée: concevoir un projet qui présageait et présage toujours autant les quartiers et villes de demain, à savoir des immeubles en hauteur faute d’espace, des bâtiments esthétiques et écologiques prônant la mixité sociale et le vivre ensemble. Le complexe de 5 bâtiments propose 80 appartements de 2 à 4 chambres, de classe énergétique AAA, acquis par la commune et qui ont été vendus ou seront loués à prix modéré, un espace de coliving de 125 chambres, des espaces de coworking et de détente pour les colocataires, un restaurant, un salon d’esthétique, des cabinets médicaux, une crèche, des espaces de bureaux… Des installations écologiques, comme une serre potagère et des toitures végétalisées, redonnent sa place à la nature et un passeport matériaux identifiant tous les composants des infrastructures et leur potentielle seconde vie en cas de déconstruction sera également réalisé. La tendance et les efforts sont fournis, on apprend de chaque nouveau projet, et on réemploie l’expérience acquise sur les projets suivants pour tendre vers un résultat optimal.

 

La ville de Differdange est pionnière en matière de durabilité via une position forte des instances publiques qui l’ont d’ailleurs conduite à être la seule ville luxembourgeoise sélectionnée par la Commission européenne pour participer au programme «100 villes neutres climatiquement et intelligentes». Cette politique incisive en matière de durabilité vous semble-t-elle récente?

GC: C’est une démarche et une philosophie que la ville applique depuis de nombreuses années. Regardez le quartier Arboria qui est aujourd’hui achevé et qui se place dans la continuité de Gravity. Les deux projets s’inscrivent dans une suite de planification urbaine pensée dans sa globalité. Ce quartier, sur lequel nous avons eu la chance de réaliser la chaufferie centrale à copeaux de bois et les techniques spéciales de nombreux lots, illustre cette politique de longue haleine. Les premières recherches urbanistiques datent de 2004 et prenaient en comptent ces préoccupations environnementales. Le quartier, développé par IKO Real Estate, est intégralement certifié DGNB Gold et comprend plus de 700 logements, des commerces de proximité, un centre commercial, une crèche accueillant jusqu’à 80 enfants, 1.000 m2 de bureaux, la renaturation du parc de la Chiers via des espaces verts permettant d’apporter fraîcheur en été et de constituer un poumon vert au centre de la ville… Cette nouvelle façon de concevoir nos quartiers et plus largement nos villes est donc bel et bien initiée.

 

Vous intervenez régulièrement sur des projets innovants: premier bâtiment à énergie positive qu’est le Lycée Technique pour Professions de Santé à Ettelbruck, trackers solaires installés dans le parc du Laboratoire National de Santé… Est-ce un élément différenciant pour Betic?

Nous savons qu’une évolution profonde de nos métiers est encore à réaliser, mais qu’elle est d’ores et déjà en marche et réalisable

DD: De but en blanc, je vous dirais que oui, l’innovation fait partie de notre ADN. Nous essayons d’insuffler au quotidien cette culture de l’innovation, de la curiosité, de l’échec aussi, car lorsque l’on innove, les résultats ne sont pas forcément au rendez-vous dès le 1er essai. Mais nous avons la chance d’avoir des clients, partenaires, confrères au sein de la maitrise d’œuvre qui croient en nos compétences, en notre envie de bien faire et qui nous laissent la chance de proposer, d’essayer… Notre vision est utopiste pour certains, mais atteignable pour nous. Imaginez à quoi pourrait ressembler une ville du futur: des bâtiments élégants et intelligents, entourés d’espaces publics et mixant les diverses utilisations. Tout serait construit de manière durable à l’aide de technologies servant la réduction carbone et la résilience climatique. Maintenant, imaginez ce qu’il faut pour créer cette «utopie»? Clairement, un effort engagé et collaboratif de la part de tous: politiciens, communauté d’investisseurs, entreprises et administrations de tous secteurs… Pour notre part, nous croyons en cette vision et nous avons la chance d’avoir ces partenaires à nos côtés.

 

©Fonds du Logement

Vous êtes également très investis sur des projets à Wiltz, désignée par le gouvernement comme hotspot de l’économie circulaire…

GC: Effectivement. Nous réalisons de nombreux bâtiments dans le nord du pays, d’autant plus depuis que nous avons ouvert un bureau à Wiltz. Nous avons entre autres la chance de participer à la conception de plusieurs lots du nouveau quartier Wunne mat der Wooltz. Le Fonds du Logement y développe, avec la collaboration du ministère de l’Économie, sept quartiers à Wiltz sur un terrain de 25,5 ha ayant connu 150 ans d’exploitation industrielle. Ces quartiers «sans voiture» regrouperont plus de 1.000 logements, une école pour 300 élèves, une école de musique régionale, un musée, un pôle d’échange multimodal autour de la gare, ainsi que des surfaces commerciales… L’approche circulaire anime la globalité du projet et nos équipes vont ainsi pouvoir mettre à profit toute leur ingéniosité pour concevoir avec tous les intervenants cette nouvelle vision de la ville de demain!

 

Comment allez-vous encore accélérer cette transformation nécessaire de vos métiers?

DD: Notre objectif est clair: arriver à une approche de conception où l’ensemble du cycle de vie du bâtiment est pris en compte sur chacune de nos réalisations. Depuis plusieurs années, nous nous attachons à structurer et développer notre pôle construction durable avec des experts en optimisation énergétique, en écologie des matériaux, en acoustique… Nous allons continuer à développer certaines expertises qui nous permettront à terme de concevoir systématiquement, sur chacun de nos projets, non pas des lieux de vie à l’empreinte environnementale minimum mais bien à l’empreinte environnementale positive! Nous savons qu’une évolution profonde de nos métiers est encore à réaliser, mais qu’elle est d’ores et déjà en marche et réalisable. L’innovation, pour sa part, jouera un rôle essentiel, notamment pour résoudre les nouvelles problématiques sous-jacentes à la durabilité: préfabrication, production et stockage d’énergie… Les actions que nous déploierons en interne (organisation, formation, nouveaux métiers…) iront en ce sens.

GC: Nous avons conscience que le lien entre technologie/innovation et durabilité peut sembler être un non-sens mais la ville numérique contribue à une meilleure qualité de vie et à une durabilité accrue. C’est du moins notre vision. La première grande étape pour devenir une ville intelligente est la collaboration, l’interconnexion, pour être efficace et éviter le gaspillage. Les transports doivent être adaptés à l’endroit où les gens vivent et travaillent, les magasins doivent être ouverts quand les habitants de la ville peuvent faire leurs courses… La ville durable doit être numérique et donc connectée: systèmes de stockage et de distribution d’eau et d’énergie, transports, maisons, éclairage, capteurs de qualité de l’air… Grâce aux données, il est possible de créer des connexions intelligentes qui contribuent à tout, de l’amélioration des flux de circulation à l’efficacité énergétique des bâtiments. C’est un des axes majeurs sur lesquels nous allons nous concentrer.

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