Quel coup de pouce fiscal pour contribuer à la mobilité durable?

Avant que la crise liée à la pandémie de coronavirus ne vienne chambouler (temporairement?) l’agenda politique, la préparation de la prochaine réforme fiscale annoncée par le gouvernement avait fait l’objet de propositions concrètes dans l’Avis annuel 2020 d’IDEA. Le fil rouge était de montrer comment cette dernière pouvait contribuer à rendre le Luxembourg plus attractif, durable et équitable. Si de sérieuses interrogations existent désormais sur le calendrier, l’ampleur et les objectifs de cette réforme, certains aspects n’ont pourtant pas disparu du débat. En témoignent les discussions du printemps dernier sur l’électrification du parc de voitures de société, qui méritent d’être replacées dans le contexte plus large de deux impératifs: celui de la protection du climat et celui d’une mobilité mieux maîtrisée. Car si la problématique de la décarbonisation du parc automobile est un objectif incontournable, elle ne doit pas masquer celle du changement des habitudes de mobilité des salariés. Explications de Vincent Hein, économiste à la Fondation IDEA.

 

  

(Pour mémoire) le Luxembourg sature

D’après le TomTom Traffic Index [1], la congestion routière dans l’aire urbaine de Luxembourg engendrait en 2019 un temps de parcours additionnel moyen de 36% par rapport au temps de trajet théorique. Ce temps de parcours supplémentaire, qui se dégrade d’année en année, dépasse les 70% dans la quasi-totalité des pics de trafic en semaine (matin et soir), emportant des conséquences sur les plans économique [2], social et environnemental[3]. De plus, les projections de population et d’emploi pour la prochaine décennie[4] apparaissent de moins en moins compatibles avec le maintien des habitudes de déplacement des salariés, qu’ils soient frontaliers… ou résidents.

La qualité de vie, la santé au travail, le respect des engagements climatiques mais aussi l’attractivité économique du «Standort Lëtzebuerg» se trouvent menacés par la dégradation de la situation en matière de mobilité. Dans ce contexte, le gouvernement a publié en 2018 une stratégie pour une mobilité durable (MODU 2.0) qui affiche des objectifs ambitieux à l’horizon 2025, un horizon très court. Pour les seuls déplacements domicile-travail, le report modal envisagé, en considérant une hausse de 20% du nombre de salariés entre 2017 et 2025 par rapport à un scénario où les nouveaux salariés auraient le même comportement que ceux de 2017, reviendrait à «convertir» 73.000 salariés autosolistes[5] sur ce court laps de temps. Par rapport au scénario tendanciel, le principal changement que présuppose le MODU 2.0 revient à une forte augmentation du nombre de passagers de covoiturage (+34.000), suivi des mobilités douces (+15.000 piétons et + 10.000 cyclistes) et enfin par l’utilisation des transports en commun (+14.000), dont la saturation est déjà une contrainte sur certains axes. Ces points ont par ailleurs été développés dans une contribution au numéro de février 2020 du LG magazine.

Les changements de comportements attendus ne relèvent donc pas tant d’un renoncement pur et simple à l’automobile que d’une modification profonde de son utilisation.

 

Les (vastes) contours d’une politique pour une mobilité durable

D’une manière générale, les politiques pour une mobilité durable visent une réduction des externalités négatives économiques (encombrement), sociales (qualité de vie) et environnementales (pollution) que l’on peut imputer aux modes de déplacement actuels. Elles concernent plusieurs champs de l’action publique et se concentrent sur trois types de mesures, visant la réduction des impacts négatifs du système de mobilité, l’accompagnement du report modal et enfin l’incitation à la réduction des déplacements[6].

Il peut arriver que les politiques mises en œuvre dans ce domaine alimentent des effets contradictoires, rendant ce champ d’action particulièrement délicat (par exemple: subventionner l’achat de véhicules électriques, bien que faiblement émetteurs de gaz à effet de serre à l’utilisation peut augmenter la congestion routière et favoriser les «hauts» revenus[7]).

Enfin, si la fiscalité ne constitue qu’un levier parmi d’autres, elle peut néanmoins être mobilisée dans chacun de ces aspects, qu’il s’agisse d’inciter les comportements des salariés ou des organisations. En complément d’autres aspects de la politique de mobilité, la réforme fiscale pourrait être mobilisée pour appuyer la stratégie pour une mobilité durable en favorisant le report modal. Dans ce contexte, une réforme de l’avantage en nature pour voitures de société et l’introduction d’une prime de mobilité durable défiscalisée et exonérée de cotisations pourraient être étudiées.

 

Avantage en nature pour voitures de société: à contresens?

Avec 88.000 unités, les véhicules de société représentent quelques 23% du parc automobile luxembourgeois et 47% des immatriculations neuves, en raison d’un taux de renouvellement plus élevé. Fiscalement, l’octroi d’une voiture de société pour usage privé à un salarié doit être déclaré comme un revenu en nature auquel s’applique un barème d’imposition favorisant, dans certains cas, cette option en comparaison à celle de la rémunération en espèces[8]. Les 88.000 voitures de société ne sont cependant pas toutes mises à la disposition privée du salarié si bien que le nombre réel de voitures considérées comme des revenus en nature n’est pas connu. En outre, ni les projets de loi budgétaires, ni les analyses des données fiscales du Conseil économique et social n’évaluent l’ampleur et la distribution de ce traitement fiscal.

A certains égards, cette disposition peut pourtant être considérée comme une incitation à utiliser la voiture pour se rendre au travail, à rebours des objectifs du MODU 2.0 (pour rappel et par extrapolation, baisser de 73.000 le nombre de salariés autosolistes d’ici 2025), mais aussi des engagements en matière d’émissions de gaz à effet de serre (pour rappel, les baisser de 55% en 2030 par rapport à 2005). Etant donné qu’il s’agit d’une rémunération en nature et compte tenu des écarts entre les catégories socio-professionnelles qui en bénéficient[9], elle peut aussi avoir des effets anti-redistributifs en baissant principalement l’imposition des revenus «en haut de l’échelle».

Il pourrait alors être assez aisé de suggérer un abandon pur et simple du traitement fiscal favorable aux voitures de société pour ces raisons, mais ce serait jeter le bébé avec l’eau du bain que de négliger certains avantages que représente un tel système. Il permet aux employeurs d’attirer et de fidéliser des salariés (en réduisant marginalement le coût du travail), il entretient une filière économique liée à la gestion de flottes (rendant ainsi «captive» une clientèle frontalière qui autrement aurait possiblement recours à des garages à l’étranger) et il augmente le taux de renouvellement du parc automobile (réduisant ainsi ses émissions de gaz à effet de serre grâce à l’introduction de nouvelles technologies moins polluantes, même si cet argument doit être nuancé[10]).

  

Ne pas favoriser les «bouchons de voitures plus propres»

En 2017, le gouvernement a fait le choix de moduler la taxation de ce revenu en nature en fonction des émissions de CO2. Cette mesure semble avoir eu un effet sur les émissions du parc de voitures de société, pour lequel les immatriculations de voitures à faibles émissions ont cru plus vite que dans le parc privé. En revanche, ce type de mesure ne favorise pas le report modal en soi (covoiturage, mobilité active, transports en commun) et pourrait simplement aboutir à une situation de «bouchons de voitures plus propres».

 

Début 2021, le changement des normes de mesure des émissions de CO2 (Worldwide Harmonised Light Vehicles) pourrait faire basculer une partie du parc de voitures de société actuel vers la catégorie de taxation la plus élevée (émissions supérieures à 150g/km[11]), d’après les professionnels du secteur[12]. Cette mesure pourrait avoir plusieurs effets, difficiles à anticiper en l’absence d’évaluation d’impact de la réforme fiscale de 2017 qui participait pourtant de la même «philosophie». Le salarié concerné par la hausse de la fiscalité aurait de fait le choix entre quatre scénarios:

Impact possible des choix des salariés Baisse des émissions de CO2 Baisse de la pratique de l’autosolisme
Accepter la hausse de fiscalité et ne pas changer de modèle de voiture de société (i) Nul Nul
Changer de modèle de voiture de société en optant pour une motorisation moins polluante (ii) Positif Nul
Renoncer à la voiture de société pour se tourner vers le parc privé (iii) Nul, voire négatif Nul
Renoncer à la voiture de société pour changer ses habitudes de mobilité (iv) Positif Positif

 

Dans le Plan National Intégré en Matière d’Energie et de Climat pour la période 2021-2030 (PNEC)[13], le gouvernement affiche certes sa volonté de «favoriser l’utilisation de véhicules à faibles et à zéro émissions de carbone», mais il ne remet pas en cause le principe du traitement fiscal favorable du leasing et n’envisage pas non plus de l’évaluer. Jouer sur la seule motorisation des véhicules pourrait inciter les salariés à se diriger vers le cas de figure (ii), mais cela ne garantirait absolument pas qu’ils optent pour le cas (iv).

Qu’il s’agisse des impacts sur les dépenses fiscales induites, des effets sur les choix des salariés en matière de mobilité, des impacts économiques sur le secteur des garages et loueurs, sur les inégalités salariales, sur les évolutions des émissions de la flotte automobile… Il apparaît comme indispensable de mener une évaluation transparente des effets du traitement fiscal des voitures de société afin d’éclairer tout choix politique en la matière.

 

Une prime de mobilité durable défiscalisée pour les salariés

Le PNEC évoque «un avantage fiscal budget mobilité équivalent à celui des véhicules de fonction», pour «les employés qui optent pour un moyen de transport autre que la voiture». La réforme fiscale pourrait donc être l’occasion de préciser les contours de ce budget mobilité.

Pour le covoiturage, par exemple, l’enjeu est de «passer d’un marché de convaincus à un marché de masse[14]». Au-delà des progrès à poursuivre en matière d’infrastructures, l’engagement des entreprises est stratégique pour inciter les salariés à évoluer dans leurs habitudes de mobilité.

Dès lors, la fiscalité des personnes physiques pourrait faire l’objet d’une révision incitant à cette pratique en donnant la possibilité aux entreprises de verser à leurs salariés des primes de mobilité défiscalisées et exonérées de cotisations pour favoriser tous les autres modes de déplacement que «l’autosolisme». Cette prime de mobilité durable pourrait s’élever à 1.200 euros par an par salarié[15], elle pourrait dépasser les montants réellement engagés par le salarié pour sa mobilité (pour tenir compte du fait que la mobilité durable est souvent moins coûteuse pour le salarié que l’autosolisme, mais qu’elle génère beaucoup moins d’externalités négatives). Elle pourrait englober:

  • Des primes «covoitureurs, vélotafeurs et/ou utilisateurs de transports en commun» pour les salariés justifiant d’un minimum de trajets domicile-travail (à définir)[16], réalisés par des modes autres que l’utilisation d’un véhicule seul;
  • Les avantages en nature que les entreprises mettraient à disposition des salariés tels que la «garantie de retour» en cas d’imprévu (mise à disposition d’une flotte de carsharing, taxi, etc.), la mise à disposition d’un parking pour covoitureurs, la location de vélos, trottinettes, etc.

Pour les salariés frontaliers ne bénéficiant pas de la gratuité des transports publics sur l’intégralité de leur trajet, les frais pour abonnement de transport en commun relèveraient le plafond de la prime de mobilité du montant de ces abonnements[17].

Les différents avantages pourraient se cumuler afin de laisser la possibilité aux salariés de recourir à des solutions multimodales en fonction des contraintes (par exemple, un abonnement de train pour un trajet Trèves-Luxembourg gare, puis un leasing de vélo électrique pour le trajet vers le lieu de travail).

Un barème kilométrique devrait fixer le coût du covoiturage (frais de carburant, d’assurance et amortissement du véhicule) pour éviter tout bénéfice. Ces «revenus» tirés du covoiturage seraient exonérés d’impôts et de déclaration pour le conducteur[18], mais déduits de la prime mobilité versée par l’entreprise. Il devrait également être envisagé de rendre obligatoire l’assurance responsabilité civile couvrant les trajets domicile-travail pour le covoiturage dans le cas des voitures de société afin de permettre aux deux parties d’envisager sereinement cette pratique.

Enfin, une réflexion serait à engager pour que les petites entreprises qui ne bénéficient pas nécessairement des moyens ou de la masse critique pour mettre en place de tels dispositifs soient accompagnées par des structures dédiées (communes, fédérations professionnelles, Verkéiersverbond…) afin d’être en mesure d’offrir ces avantages en nature à leurs salariés.

 

Article fourni par la Fondation IDEA


 

[1] https://www.tomtom.com/en_gb/traffic-index/luxembourg-traffic.

[2] D’après la Commission européenne, le coût pouvant être imputé aux retards dans les transports de personnes et le fret peut être estimé à 1,27 milliards d’euros annuels au Luxembourg (soit 2,9% du PIB). Voir: https://ec.europa.eu/transport/themes/sustainable-transport/internalisation-transport-external-costs_en.

[3] Le secteur des transports représente 66% du total des émissions de gaz à effet de serre au Luxembourg, 46% sont imputables à la consommation de carburant des non-résidents et 20% à celle des résidents (données 2018p, source ministères en charge de l’énergie et de l’environnement).

[4] + 122.000 emplois (dont environ 60.000 frontaliers), +145.000 habitants (données variables selon les scénarios du STATEC, voir: https://statistiques.public.lu/catalogue-publications/bulletin-Statec/2017/PDF-Bulletin3-2017.pdf).

[5] Source MODU 2.0, calculs IDEA, voir: https://www.fondation-idea.lu/wp-content/uploads/sites/2/2019/10/IDEA_Decryptage_N5_Mobilite_durable.pdf.

[6] Voir: Kaufmann, V. & Mezoued, A-M. (2019): Vers une approche systémique de la transition mobilitaire, Voitures de société et mobilité durable, Brussels Studies Institute, pp. 301-312.

[7] Compte tenu du coût d’achat neuf des véhicules électriques, encore plus élevé que celui des véhicules thermiques.

[8] Cet avantage du leasing sur la rémunération en espèce n’est cependant pas systématique et doit être considéré au cas par cas. L’avantage en nature génère également des cotisations sociales. Voir: https://www.fedil.lu/fr/publications/les-avantages-en-nature-octroyes/#s-b-vehicule-de-societe.

[9] Parmi les salariés résidents, 35% des cadres et dirigeants bénéficient d’une voiture de société pour usage privé, contre 7% des professions intermédiaires, 6% des employés administratifs et 3% des travailleurs manuels. Ils sont 17,7% dans la finance et les services aux entreprises contre 8,8% dans l’industrie et construction ou 1,4% dans les autres activités de services. Voir: https://statistiques.public.lu/fr/actualites/conditions-sociales/conditions-vie/2019/05/20190503/index.html.

[10] Cela n’a qu’un effet relatif sur les émissions de CO2 dans la mesure où les véhicules sortant du parc «leasing» se retrouvent in fine dans le parc privé, au Luxembourg ou à l’étranger. En outre, dans une approche «cycle de vie du produit», il serait nécessaire d’évaluer les émissions polluantes liées à l’accélération de la production des véhicules induite par l’incitation à leur remplacement accéléré.

[11] Taxée à 1,7% de la valeur du véhicule pour les motorisations essence et à 1,8% pour les motorisations diesel.

[12] https://www.wort.lu/fr/luxembourg/le-leasing-automobile-tousse-face-aux-nouvelles-normes-5e174894da2cc1784e353ad5.

[13] https://environnement.public.lu/fr/actualites/2020/05/pnec.html.

[14] https://www.fondation-idea.lu/2018/10/05/au-programme-3-4-covoiturage-un-engouement-qui-releve-de-laffichage/.

[15] Ce montant, choisi «arbitrairement» pour correspondre au «seuil psychologique» des 100 euros mensuels, peut être débattu.

[16] La création d’un «registre des preuves» de covoiturage pourrait être garanti par les plateformes de covoiturage sélectionnées par le ministère de la Mobilité. La preuve de l’utilisation des transports en commun pourrait se faire par les abonnements pour les salariés frontaliers concernés, ou par l’utilisation des badges gérés par le Verkéiersverbond (ancien «M Pass»), les lecteurs de cartes étant encore installés dans les transports en commun.

[17] Par exemple 1.200 euros + 757 euros annuels pour un abonné du train depuis Thionville.

[18] En France, les conditions d’exonération d’impôt des revenus tirés du covoiturage ont été précisées par une circulaire fiscale en date du 30 août 2016.

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