Peut-on apprendre quelque chose de la crise actuelle pour mieux organiser notre territoire?

Dans cet extrait du «Recueil de contributions spécial Covid-19» que la Fondation IDEA a publié le 2 juin dernier, Antoine Decoville, chercheur en géographie et aménagement du territoire au LISER, nous parle de l’impact de la crise sanitaire et économique sur l’organisation spatiale du pays à l’échelle transfrontalière, nationale et locale.

 

De prime abord, une contribution sur l’aménagement du territoire et le Covid-19 peut paraître un peu incongrue. En quoi une discipline ayant pour objet l’espace, inscrite dans des temps relativement longs et circonscrite dans des limites territoriales bien définies aurait quelque chose à dire ou à apprendre d’une crise sanitaire fulgurante qui se joue des frontières nationales?

Et pourtant, l’épidémie et le confinement mis en place pour la ralentir offrent une occasion unique de questionner la manière dont notre territoire est capable d’absorber un choc venant de l’extérieur, de s’adapter et d’évoluer vers un nouvel équilibre. En d’autres termes, la crise sanitaire actuelle est l’occasion de réfléchir à la résilience du territoire, pour reprendre un mot dont la surutilisation a parfois tendance à affaiblir la force et l’importance du concept qu’il recouvre. Il est aujourd’hui bien trop tôt pour tirer des enseignements définitifs d’une crise qui, hélas, est encore peut-être loin d’être finie, mais il est déjà temps de commencer à questionner la capacité de notre territoire à faire face aux défis actuels et à ceux qui adviendront dans le futur, qu’ils soient sanitaires, climatiques, environnementaux, sociaux ou politiques.

Bien des problèmes et menaces auxquels le Luxembourg fait face aujourd’hui se retrouvent dans de nombreux autres pays, mais le Grand-Duché présente un certain nombre de spécificités qui se traduisent par des risques particuliers en matière d’organisation spatiale. Cette contribution n’a pas la prétention d’apporter des réponses aux défis qui se posent aujourd’hui, mais de faire émerger quelques réflexions sur la crise actuelle et la résonnance qu’elle trouve au sein de l’organisation spatiale du Grand-Duché à trois échelles distinctes: l’échelle transfrontalière, l’échelle nationale et l’échelle locale.

 

Le Luxembourg et ses voisins pendant et après la crise du Covid-19, une relation à soigner

L’une des principales spécificités du système territorial luxembourgeois, outre sa petite taille, est probablement son degré d’ouverture vers les régions voisines. Le pays est bien souvent présenté comme le champion européen de l’intégration transfrontalière quand celle-ci est approchée au travers du nombre de travailleurs frontaliers rapporté à sa population. Mais dans la crise actuelle, ce niveau d’interpénétration territoriale prend un sens tout particulier et nous force à nous interroger sur la nature de l’intégration transfrontalière. Est-elle une force ou une faiblesse aujourd’hui, et pour qui? Peut-elle se résumer à un simple décompte du nombre de personnes qui se rendent au Luxembourg pour y profiter d’un marché de l’emploi dynamique et de rémunérations attractives? Quid par exemple de la qualité des relations de voisinage, qui est certainement tout aussi importante pour juger de l’intégration transfrontalière, même si elle est nettement moins facilement quantifiable? La qualité des relations entre acteurs institutionnels est cruciale dans un contexte de crise comme nous en connaissons actuellement. Or, ces relations ont été éprouvées par les échanges liés aux revendications en matière de compensation fiscale liée au travail transfrontalier lancées par certains élus locaux français auxquels des élus allemands ont emboîté le pas. L’objet ici n’est pas de prendre position par rapport à ce débat, mais de montrer à quel point il est important de conserver des relations de confiance au niveau diplomatique, donc de créer une sorte de résilience de la coopération dans la situation difficile que nous connaissons. Souvent, les communes ou villes dortoirs situées de l’autre côté des frontières du pays sont dépeintes comme totalement dépendantes du pôle luxembourgeois, mais la crise actuelle du Covid-19 tend à montrer que le Grand-Duché est lui aussi dépendant de ces dernières, qui fournissent une bonne partie de la main d’œuvre, notamment hospitalière. Le risque d’une réquisition, par les Etats français, belges et allemands de leurs résidents nationaux travaillant dans le secteur médical luxembourgeois [1] pourrait ainsi avoir des répercussions potentiellement catastrophiques pour le Grand-Duché. L’accueil par les hôpitaux luxembourgeois de malades venant de la Région Grand-Est fait partie de ces gestes de solidarité qui soignent les malades autant que les relations diplomatiques. Mais il est important de comprendre que les prises de position sur la question de la rétrocession fiscale prennent racine dans des disparités flagrantes en matière de répartition spatiale des activités économiques et des logements qui impactent très différemment le niveau des recettes fiscales pour les communes. Il existe à l’échelle transfrontalière un processus de spécialisation fonctionnelle de l’espace qui, pour le simplifier, revient à une exacerbation de la fonction résidentielle des régions frontalières voisines du Luxembourg, qui accueillent une importante population de travailleurs frontaliers, alors que les postes de travail et la production de valeur ajoutée tendent à se concentrer au Luxembourg. Cette spécialisation fonctionnelle des espaces est le résultat d’une exploitation des avantages respectifs propres aux différents contextes nationaux et régionaux. Pour simplifier les choses, le Grand-Duché offre des conditions extrêmement favorables au développement des activités économiques pour les raisons que l’on connaît (main d’œuvre qualifiée, charges patronales limitées, multiculturalisme et multilinguisme, fiscalité préférentielle dans certains secteurs d’activité) alors que dans les territoires frontaliers voisins les prix fonciers et immobiliers sont plus faibles, ce qui encourage à y résider les personnes qui ont un emploi au Luxembourg. Or, avec la menace d’une possible refermeture des frontières, même partielle (comme à la suite des attentats terroristes en France en novembre 2015 ou maintenant sous la pandémie), il devient nécessaire de se pencher sérieusement sur cette question du déséquilibre existant et sur les moyens de l’amoindrir, pour faire gagner les territoires en autonomie et en capacité à répondre aux défis qui peuvent se poser à eux. Tous ces défis ne sont pas sous contrôle, et ils peuvent provenir de facteurs externes. L’épidémie à l’échelle globale n’en est qu’un exemple parmi d’autres possibles.

Cette spécialisation fonctionnelle de l’espace n’est pas propre au contexte luxembourgeois et se retrouve peu ou prou dans presque toutes les métropoles, mais ce qui est spécifique au Luxembourg, c’est que la périphérie est située dans un autre pays, avec tous les effets que cela implique en matière de différenciation des niveaux de développement économique et d’absence de péréquation fiscale. Cela signifie qu’il importe de veiller autant à renforcer l’attractivité des communes françaises, belges et allemandes du point de vue du marché du travail que de créer plus de logements au Luxembourg pour permettre l’installation à des prix raisonnables des travailleurs frontaliers qui souhaiteraient s’installer au Luxembourg. Formulé comme cela il y a encore trois mois, un tel objectif pouvait sembler simpliste, idéaliste et apparenté à un vœu pieux. Mais aujourd’hui, la crise du coronavirus semble plutôt nous dire qu’une poursuite non contrôlée de ce processus de spécialisation fonctionnelle des espaces de part et d’autre des frontières après la crise serait une démonstration d’inconscience collective. L’aménagement du territoire à l’échelle transfrontalière a une responsabilité à jouer dans l’atteinte d’un tel objectif de rééquilibrage, notamment en imprégnant les autres politiques sectorielles (logement, économie), qui ont une marge d’action pour influencer ces dynamiques de redistribution de l’emploi et de création d’entreprises sur les deux versants.

 

La crise du Covid-19, un déclic pour amorcer la transition environnementale?

La seconde échelle spatiale à laquelle la crise du Covid-19 peut nous permettre de révéler des enjeux est celle du pays dans son ensemble, qui est aujourd’hui, du fait du confinement, confronté à une limitation drastique des mobilités qui pourrait présenter des similitudes avec ce qu’imposerait l’adoption d’une démarche de transition environnementale, comme celle présentée par les ministres Carole Dieschbourg et Claude Turmes, en décembre dernier, avec le Plan national intégré en matière d’énergie et de climat. Cette stratégie vise à réduire de 55% les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030. Ce plan est ambitieux, mais il faut dire que la situation actuelle appelle à un changement à la hauteur de ces ambitions. Selon le réseau Global Footprint, le Luxembourg était ainsi en 2016 le second pays au monde en termes de consommation de ressources naturelles par individu derrière le Qatar (en raison notamment des très fortes ventes de carburant aux non-résidents, mais aussi du fait de la consommation intérieure). La crise actuelle permettra de tester certaines hypothèses faisant partie des pistes d’actions possibles pour faire évoluer nos comportements. Le recours forcé et massif au télétravail en constitue un parfait exemple, avec sa contribution au décongestionnement des routes, à la réduction des émissions de CO2 liées à ces mobilités, mais potentiellement aussi à la réduction des besoins en nouveaux espaces de travail qui artificialisent de nouveaux sols et contribuent donc à la perte d’espaces agricoles ou naturels. Bien sûr, le télétravail ne constitue pas en lui-même une panacée (voir sur ce sujet la contribution d’IDEA de juin 2017 [2]), mais sa mise en pratique à grande échelle dans le contexte actuel permet d’étudier les effets possibles qu’il pourrait avoir par rapport aux objectifs de durabilité environnementale. Avec l’importance relative des secteurs d’activité pouvant en partie se prêter au télétravail au Luxembourg (finance, services aux entreprises, administration publique), l’expérience actuelle pourrait accélérer sa mise en pratique à grande échelle après la crise, si toutefois un certain nombre d’obstacles légaux et fiscaux étaient levés (notamment pour les travailleurs frontaliers).

La réduction des déplacements domicile-travail occasionnée par le télétravail pourrait également avoir d’autres effets sur le territoire, avec par exemple une remise en valeur des commerces situés à proximité des domiciles des télétravailleurs (au détriment des grandes surfaces situées près des pôles d’emploi et des axes routiers en périphérie des villes, que beaucoup de travailleurs fréquentent lors de leurs trajets domicile-travail). Si les mobilités se rétractent, c’est toute la logique de la répartition spatiale des commerces, équipements publics, privés et services qui pourrait être remodelée à terme.

 

Le Covid-19 et la redécouverte, forcée ou souhaitée, du bassin de vie

Le Covid-19 a largement souligné les inégalités des individus par rapport à leur bassin de vie. Au premier plan bien sûr se trouvent les logements (qui ne relèvent pas de la politique d’aménagement du territoire), mais on peut également évoquer le fait de disposer (ou non) à proximité de chez soi d’espaces de nature facilement accessibles, puisque les résidents du Luxembourg ont continué à pouvoir se promener en forêt pendant le confinement, contrairement à leurs voisins français. Disposer de tels espaces de repos, de récréation et de loisirs dans une économie post-carbone vers laquelle nous tendons constituera à n’en pas douter un déterminant important de la qualité de vie et donc de l’attrait d’une commune ou d’un quartier et nous montre à quel point il est important, d’un point de vue spatial, de préserver ces espaces et de soigner leurs articulations aux centres urbains.

Les propriétés sur lesquelles l’aménagement du territoire et l’urbanisme peuvent et doivent également agir à l’échelle locale pour améliorer les cadres de vie de proximité sont nombreuses et touchent en premier lieu à la mixité fonctionnelle que ces disciplines peuvent imposer. Dans l’optique d’une contraction des espaces de vie telle qu’elle est imposée par le Covid-19 ou telle qu’elle sera probablement nécessaire dans le basculement vers une société décarbonée (à moins de trouver une alternative environnementalement satisfaisante à la mobilité «fossile» des automobiles), disposer dans son environnement immédiat d’un éventail large de services, commerces et équipements contribue à garantir une qualité de vie mais aussi une équité territoriale. Pourtant, les dynamiques que l’on a observées depuis les années 1980 ont largement profité aux grands ensembles monofonctionnels, comme le développement de vastes lotissements résidentiels, d’espaces de bureaux ou encore de centres commerciaux en dehors des villes, qui ont largement contribué à vider certains centres secondaires de leurs commerces de proximité. Ces implantations créent une dépendance à une mobilité motorisée dont il est très difficile de s’extraire, et qui est bien sûr contraire aux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

 

Conclusion

Au-delà de ces quelques exemples, la crise du Covid-19 permettra certainement aussi de remettre à jour le débat initié il y a quelques années déjà sur la question de la croissance souhaitée pour le pays. Avec 22% de croissance de la population entre 2010 et 2019 [3], aucun pays européen n’a connu d’augmentation relative aussi importante de sa population, avec tous les effets induits sur l’environnement (artificialisation du sol importante, destruction d’écosystèmes, pressions accrues sur les ressources en eau, hausse de la consommation énergétique et des émissions de gaz à effet de serre,…). Or, cette forte croissance qui devrait en théorie apporter suffisamment de richesses pour assurer notre confort futur crée une dépendance à la croissance de demain, car il faut être en mesure de financer les retraites futures des travailleurs actuels et d’amortir les investissements, que ce soit au niveau des individus (dont beaucoup se sont lourdement endettés pour acquérir leurs logements ou qui doivent payer des loyers toujours plus élevés), des entreprises, ou des communes et de l’Etat, qui doivent eux aussi amortir les équipements qu’ils ont massivement développés pour répondre aux besoins des nouvelles populations.

Le débat sur la croissance et sur ses impacts sur le territoire mérite ainsi d’être reposé à l’aune des bouleversements que nous connaissons actuellement, et toutes les solutions qui existent pour remodeler nos espaces de vie de manière plus conforme à la nouvelle donne écologique mondiale doivent être étudiées. Le développement des circuits courts, le recycling ou l’upcycling, le compostage systématique, mais également un moindre recours à toute forme d’artificialisation du sol ou encore le déploiement de la production d’énergies renouvelables sont autant de leviers d’actions qu’il est crucial d’actionner pour répondre aux défis de demain.

Il est probable que la crise actuelle changera le regard des résidents du Luxembourg sur leur pays et sur toutes ces questions. Ce changement sera-t-il structurel ou ne durera-t-il que le temps de la crise? Difficile à savoir, mais en tout cas l’occasion se présente d’oser l’expérimentation pour bâtir une nouvelle résilience de nos territoires, plus conforme aux défis qui nous attendent et dont la crise du Covid-19 pourrait n’être qu’un prélude.

Article fourni par la Fondation IDEA


[1] https://5minutes.rtl.lu/actu/frontieres/a/1486579.html

[2] http://www.fondation-idea.lu/wp-content/uploads/sites/2/2017/05/Dossier-Grande-Region-IDEA-06.2017.pdf

[3] https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/population-demography-migration-projections/data/database

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