Portrait d’un virus

Dans une époque qui commente les événements plus qu’elle ne les interroge, passant couramment d’un point à l’autre sans jamais les relier, la prise de hauteur n’a jamais semblé aussi nécessaire. De cette position à la vue d’ensemble, ces pointillés seraient tellement proches qu’ils formeraient une ligne, aisément lisible.

Jamais la propagation d’un virus n’aura été aussi rapide que dans un monde aux distances contractées, aux échanges démultipliés et aux rythmes de l’instantanéité. À l’heure où ces mots se couchent, le pic de l’épidémie n’est pas encore franchi que l’Europe compte déjà plus de 25.000 morts selon les sources officielles[1], elle est dorénavant le continent le plus touché par la pandémie de Covid-19 qui a déjà fait 40.000 décès à travers le monde.

 

Ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas

Avec respectivement plus de 11.000 et 8.000 décès, l’Italie et l’Espagne sont les deux pays du monde les plus touchés. Ces chiffres terribles sont pourtant bien en deçà de la réalité. Faute d’un dépistage de toute la population européenne et d’une vérification systématique des causes de décès, il faudra attendre de comparer le taux de mortalité avec les mois des années précédentes. L’Europe devra, comme la Chine, revoir ses premiers bilans à la hausse. Les chiffres actuellement publiés sont à la fois vrais et trompeurs et le taux de mortalité du coronavirus reste encore inconnu.

Il est souvent dit qu’un virus qui tue moins a plus de chances de se propager. Avec un taux de mortalité de 40%, Ebola est par exemple resté cantonné à une partie de l’Afrique alors que le Covid-19 s’est propagé à travers le monde en l’espace de trois mois seulement.

La littérature scientifique s’enrichit chaque jour de ce nouveau virus et de cette nouvelle maladie. On sait sa grande contagiosité, son importante infectiosité et son affinité pour les cellules humaines, attaquant les poumons mais aussi d’autres organes et le système nerveux, d’où la perte de goût et d’odorat chez certains malades. De nombreuses zones d’ombre persistent néanmoins: pourquoi les hommes sont-ils plus touchés que les femmes? est-ce un virus saisonnier qui s’éteindra avec la montée des températures? les personnes déjà infectées sont-elles immunisées? quels sont les traitements les plus efficaces? Les études et essais cliniques sont actuellement en cours et jamais dans l’histoire les résultats des travaux ont été aussi rapidement partagés. L’Université Fudan de Shanghai est la première à avoir séquencé l’ADN du Coronavirus. Ses chercheurs ont placé la séquence du génome dans GenBank, une base de données en libre accès, permettant aux scientifiques du monde entier d’analyser les résultats. Décoder le mystère du Covid-19 est le seul moyen de trouver un traitement et un vaccin.

La frontière qui sépare ce que l’on sait de ce que l’on ne sait pas est délimitée par les travaux scientifiques des chercheurs. Faisant la lumière dans l’obscurité de l’ignorance, ils sont une lueur d’espoir pour des milliers de malades.

 

«Gouverner, c’est prévoir»

Lorsqu’il a fallu choisir, les pays européens, dont le Luxembourg, ont choisi la vie à l’économie. Cette politique qui s’incarne dans le confinement des citoyens est courageuse, à hauteur des enjeux, et rend ses lettres de noblesse au mot «politique». Ce choix aura néanmoins un coût, actuellement inappréciable, qui impactera d’autant plus l’économie si la situation perdure. La crise sanitaire pourrait en effet engendrer une crise économique et c’est pourquoi d’autres gouvernements, comme ceux des Etats-Unis ou du Brésil, choisissent encore cyniquement l’économie, argumentant parfois jusqu’à l’absurde. L’Europe est, en ce sens, forte de politiques de raison qui font preuve d’une hauteur d’Homme. Oui mais gouverner, c’est aussi prévoir.

Certes, entre les premières publications des études chinoises et le début de l’épidémie en Italie, c’est-à-dire fin février et début mars, il était extrêmement difficile de prévoir le risque d’une pandémie. Mais le fait qu’un pays non-démocratique mette l’une de ses villes en quarantaine n’avait-il pas de quoi alerter sur la dangerosité du virus et donc d’un besoin de masques, de respirateurs, de lits hospitaliers et de personnel médical? Certes de nombreuses crises sanitaires (le SRAS 2002, le H1N1 2009, le chikungunya 2005, 2009, 2010 ou Ebola 2013-2015) eurent en Europe l’effet de crier au loup. Le déni ne saurait pourtant justifier une Europe dépendante de la Chine pour son approvisionnement en matériel médical et des nations ayant perdu, de ce fait, toute souveraineté sanitaire.

La Chine a compté en ce début d’année 2020 un peu moins de 9.000 nouveaux producteurs de masques de protection selon le site d’informations sur les entreprises «Tianyancha». Et d’un directeur des ventes de commenter dans un cynisme infâme qu’«une machine à faire des masques, c’est devenu une planche à billets». Au cynisme de l’ultralibéralisme et des marges bénéficiaires démultipliées, les peuples européens sont les victimes et nos gouvernements les complices!

La France accueille des patients italiens, l’Allemagne, la Suisse et le Luxembourg des Français mais, dès lors qu’il faut des médecins et du matériel, ce sont des mains tendues depuis Cuba et la Russie qui viennent, intéressées, au chevet de l’Italie! Que font nos institutions européennes; où est donc la solidarité de l’Union? À force de continuellement substituer les mots aux actes, il faudra un jour rendre des comptes.

Nombreuses sont les entreprises européennes qui ont déjà modifié leur chaîne de production. De grands groupes de cosmétiques et de maroquinerie de luxe se mettent à produire du gel hydroalcoolique quand les artisans du textile et les jeunes-pousses de l’imprimerie 3D confectionnent des masques par exemple. Qu’elle soit distribuée gracieusement ou même commercialisée, cette production européenne reste solidaire d’un besoin européen. Il y a peut-être là matière à penser un autre modèle, ou tout du moins pour ce qui nous est le plus vital.

 

Des héros oui, mais camusiens

La littérature est riche de récits de pandémies. La Guerre du Péloponnèse (Thucydide, Ve siècle), le Décaméron (Boccace, XIVe siècle), Le Journal de l’Année de la Peste (Defoe, 1722) et La Peste (Camus, 1947) ont tous en commun de raconter une chronologie mais aussi un monde inversé. Le lecteur retrouve dans le crescendo de la maladie le renversement des valeurs, le délitement de la morale, la perte de repères et des autorités (religieuses, politiques, médicales) dépassées. Ne faisant aucune distinction entre les riches et les pauvres, les jeunes et les vieux, les pieux et les débauchés, le fléau est paradoxalement l’outil d’une révolution sociale et d’un recommencement. La peste noire du XIVe siècle a fait 25 millions de victimes en Europe, soit plus d’un tiers de sa population mais elle a aussi mis fin à la civilisation médiévale et favorisé la Renaissance.

À chaque époque ses charlatans de malheurs bien sûr; dans le roman qui permit à Camus de gagner le Nobel de 1957, c’est le père Pandeloux qui prêche la colère de Dieu pour expliquer la maladie mais aujourd’hui certains voient dans le coronavirus, la colère de la Nature ou la main de l’Homme. Bien heureusement, parmi l’agitation générale, certains continuent d’œuvrer, droits, à leurs tâches. À l’image du docteur Rieux qui, sans incarner le héros romanesque faisant triompher ses valeurs, continue de soigner malgré la fatigue et le danger.

Caissiers, travailleurs des rayons et des entrepôts, éboueurs, femmes de ménage, artisans serruriers et plombiers, agents bancaires, pharmaciens, boulangers, bouchers et autres petites mains des métiers essentiels sont avec les policiers, les pompiers et l’ensemble du corps médical, les héros ordinaires de notre quotidien. Eux qui ne connaissent pas le confinement, œuvrent en première ligne, avec la peur au ventre, à assurer les services essentiels à la population. Ils sont bien souvent des femmes, ont des salaires peu attrayants et viennent de loin pour travailler. Pourrait-on imaginer s’incarner un jour: «aux petites mains, l’économie reconnaissante»?

Il est unanimement dit dans les médias ou sur les réseaux que les médecins, infirmiers et aides-soignants sont des héros. On gardera en mémoire les lumières des gyrophares des véhicules de la police grand-ducale faisant cortège devant l’hôpital d’Esch et les applaudissements de vingt heures qui témoignent du soutien des populations au personnel médical. Ces derniers se refusent pourtant de tout héroïsme mais comment expliquer alors leur mobilisation au front?

Ce n’est certainement pas une quelconque idée de patriotisme puisque le corps soignant et médical du Luxembourg est composé à 75% de frontaliers. Ils sont par ailleurs nombreux à ne pas vouloir être réquisitionnés par l’état d’urgence sanitaire de leur propre pays, conscients que cela entrainerait l’effondrement du système hospitalier luxembourgeois. Le salaire ne saurait être un motif, sans quoi les hôpitaux français et belges seraient depuis longtemps vides d’infirmiers et d’aides-soignants. Impossible non plus que ce soit la recherche des honneurs et de la gloire puisque chacun sait qu’aucune auréole d’admiration ne fera jamais briller leur nom ou leur profession. La motivation de ces héros ordinaires ne peut provenir que d’un sens aigu du professionnalisme. Un médecin, ça soigne! Voilà tout.

«Rieux se secoua. Là était la certitude, dans le travail de tous les jours. Le reste tenait à des fils et à des mouvements insignifiants, on ne pouvait s’y arrêter. L’essentiel était de bien faire son métier»[2].

Merci à tous les Rieux!

Par Julien Brun


[1] Bilan établi par l’AFP et publié le lundi 30 mars.

[2] La Peste (1947) Albert Camus, Collection Folio, Gallimard.

 

Illustration: La Peste d’Asdod 1630-1631 par Nicolas Poussin