Le travail du plaisir
En presque trois décennies, son affaire est passée de 9 à 380 employés, de 125 à 8.000 voitures vendues par an et de 3 à 300 millions de chiffre d’affaires. Philippe Emond est à la tête d’un empire qui porte son nom au travers huit concessions automobiles réparties en Belgique, en France et au Luxembourg. Portrait d’une réussite qui prend source de la passion automobile et d’une farouche envie de s’arracher à son milieu familial mais sans tarir des valeurs originelles.
Un enraciné
Son français a conservé une musicalité qui prend racine dans les pâturages gaumais; l’aspiration des voyelles et les articulations grippées des consonnes rappellent quelque peu la lourdeur des sabots des chevaux ardennais labourant les terres de son histoire.
Agriculteurs, ses grands-parents maternels et paternels furent des gens de la terre. Avec ses deux sœurs, toutes les vacances étaient aux pommes de terre de Florenville, au bétail des pâturages, aux jeux de la ferme et au tracteur pourfendant la noirceur des nuits de Gaume. Suivre son père partout faisait le bonheur du garçon. Le travail des champs forge les corps comme l’éducation du monde paysan forge les âmes. Les valeurs sont simples: le sens de la parole donnée qui se cristallise dans une solide poignée de main, l’indéfectible honnêteté des sentiments pudiquement recouverte par la rusticité des échanges, la politesse de quelques formules jalonnant le quotidien et permettant le pardon lorsque l’on déborde un peu trop.
Le gamin est performant dans ce qui le passionne et fainéant pour le reste. Interne chez les Frères Maristes d’Arlon à onze ans, traversant les années sans jamais briller, le «cancre discipliné» fait son petit bout de chemin, des rêves plein la caboche. Hermétique aux grands auteurs, il avale pourtant d’innombrables bouquins de foot et BD qui jonchent son lit. L’œil ennuyé posé sur une formule mathématique pétille à la récré lorsque s’annonce la partie de ballon entre copains. Et le rouge des bulletins – qu’il brûlera lorsqu’il deviendra papa afin que son fils ne tombe pas dessus – jure avec l’encre bleue de liberté qu’il aime coucher sur le papier des rédactions et des poésies griffonnées comme autant de moments de dire le monde qui l’entoure.
L’ado est peut-être un «cancre» et un «fainéant» à l’école, mais il est passionné et a le sens de l’observation. Deux qualités qui le mèneront à une réussite professionnelle.
S’arracher à son milieu
De l’ennui scolaire qui l’enferme, naît une envie de s’échapper; le jeune homme de 19 ans se confie à son paternel qui lui répond: «pas grave, demain tu viens au boulot».
Il ouvre la station essence à cinq heures, jusqu’à ce que les femmes de la famille prennent le relais à sept, et retrouve ensuite une activité d’horticulteur-paysagiste. Dans les serres et pépinières accolées, il prend soin des fleurs et arbustes, tient les rangées bien alignées et les étiquettes bien propres, joue des agencements pour trouver la meilleure mise en évidence; dans les parcs et jardins, il compose des œuvres d’harmonie… autant d’activités qui procurent joie et tranquillité.
Déclaré aide-familiale, les 500 francs belges (l’équivalent de 12 euros) touchés par semaine sont avalés dans les bals de fin de semaine entre copains. Son premier véritable salaire est versé à son mariage; il a alors 24 ans. La culture du monde paysan de l’époque définissait encore l’âge adulte comme la rupture avec l’enfance. Le passage du principe du plaisir à celui de réalité dans la gouvernance des actions s’incarne aussi dans le mariage et dans cette phrase performative: «dorénavant, tu es un homme mon fils».
L’affaire familiale était un choix par défaut, une solution de proximité, mais ses idées ne sont jamais assez bonnes aux yeux du patriarche. Une dichotomie en somme, toute naturelle entre un fils et son père: «à 20 ans on se tait, à 25 on est contrarié, à l’approche de la trentaine on souhaite partir», avoue-t-il. S’arracher à son milieu d’accord mais pour faire quoi? Sans argent, ni diplôme, ni réseau; il lui faut choisir un métier pour lequel il aurait envie de se lever chaque matin.
«Amoureux comme au premier jour»
Il a toujours aimé les belles cylindrées en général et les BMW en particulier. Un amour qui naît aussi d’un conflit intergénérationnel dans la mesure où son père ne jure que par Mercedes; la marque du tracteur, de la voiture et de l’utilitaire. Mais par principe d’émancipation, il fallait que l’ado trouve puis affirme une identité propre.
«BM, c’est la jeunesse, la sportivité, le dynamisme mais avec l’élégance» et ce n’est pas un hasard si trois modèles de la marque ont été au casting de James Bond. La tueuse en robe de soirée, à la fois luxueuse et ensauvagée, continue de séduire Philippe Emond comme au premier jour. Et comme tout bon aveugle en la matière, sa fidélité trouve toujours un défaut aux autres marques.
«Le plaisir de conduire… elles virent à plat dans un équilibre parfait… des à-coups plus doux dans nos boîtes à huit rapports… une musicalité des moteurs…». Aux puristes qui regrettent les propulsions, il retorque que les meilleures tractions sont toujours chez BM qui ne connaît pas de soulèvement de l’avant. Que ce soient les hybrides rechargeables, les électriques, les M ou les berlines; elles sont toujours conçues pour le plaisir de conduire. Et cela vaut également pour Mini qui a su garder son origine de «Go-Kart Feeling». Une passion si forte que le logo BMW est tatoué depuis vingt ans sur son mollet…
«Emond avec passion»
En 1993, avec dix ans d’entreprise dans les pattes, l’envie de réussir au ventre et la passion au cœur, il se lance en achetant son premier garage. Papa d’un enfant de six mois, il contrôle la peur de l’échec et prend un emprunt sur dix ans. La première année est extrêmement compliquée dans la mesure où les planètes de la réussite ne sont pas vraiment alignées. Ce n’est pas une année salon (qu’un an sur deux à l’époque), la concession perd de l’argent depuis dix ans et il se lance un peu après janvier, sans compter qu’il n’a jamais vendu de voitures de sa vie, doit trouver ses marques et entretient une relation compliquée avec son prédécesseur resté un temps dans l’entreprise. Un travail acharné lui permet de rattraper un peu la situation au mois de septembre et de clôturer sa première année à la voiture près.
Les années suivantes soignent sa notoriété. Il n’a pas encore 30 ans et paraît bien plus jeune que son âge. Tellement que les clients demandent à parler à son père en rentrant dans ses concessions d’Arlon et de Libramont. En 1996, il gagne un prix de gestion d’entreprise qui fait la une de la presse locale et, petit à petit, les regards changent et les ventes augmentent. Il réalise seul 350 ventes par an, et ce, sans ordinateur, ni téléphone portable; aujourd’hui un vendeur est satisfait lorsqu’il en signe 150. Mais cette croissance a un prix, la privation de moments en famille et un surmenage qui l’amène à l’hôpital et l’oblige, en 1998, à prendre un premier vendeur en renfort.
En 2007, il souhaite se développer davantage mais les zones d’influences belges sont déjà saturées et il s’en va alors du côté français: Châlons-en-Champagne, Charleville-Mézières, Reims, Saint-Quentin, Soissons. La crise est essuyée «par le courage et en se faisant une identité cohérente» mais aussi en adhérant au mieux aux demandes du constructeur comme l’automatisation des magasins de pièces détachées par exemple et l’avant-gardisme commercial.
Le marché luxembourgeois était une évolution toute logique et c’est en 2016 qu’elle prend forme avec le rachat de la concession Kontz. L’association avec le groupe suédois Bilia tombe alors à pic pour ce gros morceau. Le Grand-Duché offre plus de potentiels parce que la fiscalité est bonne, que les voitures de fonction sont nombreuses et que le revenu moyen est supérieur mais «le pays ne connait pas de zones d’influences; du coup, le marché est extrêmement compétitif».
L’avenir du groupe Emond
En décembre 2023, Philippe Emond fêtera ses 30 ans de carrière. Un bel âge pour prendre sa retraite mais rien n’est décidé pour l’heure. Reste encore à inaugurer une prochaine concession à la Cloche d’Or: «l’investissement d’une vie», dit-il et à concrétiser quelques projets.
La prolongation du partenariat avec Bilia sera néanmoins le dernier. L’homme qui s’est déjà battu contre un cancer, fait opérer de la colonne vertébrale et récupère doucement la mobilité de sa main souhaite trouver plus de temps pour lui et ses proches. Ce qui est relativement conflictuel avec les 100.000 km encore parcourus chaque année.
Son fils, pilier de l’équipe du Standard de Liège, ne reprendra pas l’affaire et son petit-fils qu’il entend voir plus souvent, n’a que deux ans. Pas de succession familiale donc mais ce qui est certain, c’est qu’il souhaite préserver les valeurs qui animent ses concessions. L’homme d’affaires affirme connaître les prénoms de ses 380 employés et commencer sa journée par les saluer un par un. Personne n’est engagé dans cette «grande famille» sans d’abord passer devant le patriarche et lui seul valide les contrats. La consigne donnée à ses cadres est de ne lui amener que des candidats qui sont des atouts et une évaluation des compétences et des valeurs est menée pour chacun d’eux; «si je peux tolérer quelques points en moins pour les premières, je ne laisse rien passer pour les secondes».
Le directeur est attaché à la politesse et aux belles manières dans les relations avec la clientèle mais également entre collaborateurs. Il aime croire en une recette Emond, à l’élaboration d’une histoire collective et à des valeurs communes. Simplicité, honnêteté et sens de la parole donnée; Philippe Emond donne l’impression de s’être arraché à son milieu social tout en ayant gardé les valeurs qui le constituent.
Par Julien Brun