Les immigrants hautement qualifiés, un enjeu vital pour notre économie
De mai 2018 à mars 2019, le Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (LISER) a organisé une série de cafés-débats ouverts au public et intitulés «Science & Société». Parmi les thèmes abordés figuraient celui des immigrants hautement qualifiés. Pourquoi leur présence est-elle devenue si nécessaire au développement économique du Luxembourg? Éléments de réponse avec Joël Machado, chercheur spécialisé dans les questions migratoires au LISER.
Chaque année, les États-membres de l’UE – sauf le Danemark, l’Irlande et le Royaume-Uni – délivrent des milliers de Cartes Bleues européennes qui donnent à des personnes hautement qualifiées de pays tiers le droit de résider et de travailler dans un pays de l’Union. Les seules conditions à remplir sont qu’elles possèdent des qualifications professionnelles élevées ainsi qu’un contrat de travail ou une offre d’emploi ferme assorti(e) d’un salaire supérieur à la moyenne du pays de l’Union où se trouve le poste. Les plus grands pourvoyeurs de Cartes Bleues sont l’Allemagne, la France, la Pologne et… le Luxembourg. En 2018, le pays a délivré 944 Cartes Bleues contre 639 en 2016, soit une augmentation de plus de 50% en deux ans à peine[1]! Plus significatif encore, le nombre de premiers titres de séjour représentait plus de la moitié des Cartes Bleues[2] en 2018.
Rester compétitif dans la course aux talents internationaux
Pour Joël Machado, cette demande très forte d’immigrants hautement qualifiés au Grand-Duché s’explique pour deux raisons principales. «Comme la plupart des pays en Europe, le Luxembourg voit son économie se digitaliser de plus en plus et a besoin de profils très spécialisés, principalement dans l’informatique et la finance. En parallèle, l’importante croissance économique du pays durant ces dernières décennies a peu à peu vidé le bassin traditionnel de l’emploi qu’a été jusqu’il y a peu la Grande Région. Trouver des travailleurs avec des qualifications professionnelles élevées dans un proche périmètre devient de plus en plus difficile et les entreprises démarchent de plus en plus à l’international. C’est aussi une des raisons pour lesquelles l’UE a adopté en 2009 ce système de Cartes Bleues, inspiré par les «green cards» aux États-Unis, pour rendre le marché européen plus attractif et plus visible pour ces types de profils. La pénurie de main d’œuvre hautement qualifiée ne touche pas seulement le Luxembourg mais l’ensemble des pays de l’Union».
Dans les secteurs de pointe, l’Europe reste en effet moins attractive que les États-Unis et ses pôles de compétences ont du mal à rivaliser avec une technopole comme la Silicon Valley en Californie. Le problème se complique d’autant plus pour le Luxembourg que celui-ci est également en compétition avec d’autres pays européens. «Même si son offre culturelle et sa vie nocturne restent très limitées par rapport à des capitales comme Paris ou Berlin, le pays dispose néanmoins de nombreux atouts à faire valoir», estime Joël Machado. «Les conditions de vie y sont très bonnes, à la fois en matière de sécurité, de l’environnement et du système de santé, et le Luxembourg a la réputation d’être très ouvert et multiculturel. En outre, le Grand-Duché reste une grande place financière internationale et se positionne de plus en plus comme une startup nation. Ce n’est pas un hasard si le Luxembourg se classe en 10e position sur 119 pays analysés dans le 2018 Global Talent Competitiveness Index de l’INSEAD».
Des bénéfices mais aussi des risques
Mais quelles vont être les conséquences potentielles de la sélection accrue de travailleurs pour les différents acteurs de la société luxembourgeoise? Quels seront les bénéfices et les risques? «Les travailleurs hautement qualifiés sont souvent complémentaires aux travailleurs locaux», analyse Joël Machado. «Ils permettent une hausse de la productivité et génèrent un impact fiscal potentiellement plus avantageux. Le revers de la médaille, c’est que cette immigration peut être perçue de manière négative par une partie de la population qui se sent perdue et perdante dans ce nouvel ordre économique avec, d’un côté, des étrangers très qualifiés et aux revenus élevés et, de l’autre, des locaux moins qualifiés et parfois en voie de paupérisation. Un important travail de communication reste à faire à ce niveau-là».
Un autre défi que devront également relever les politiques dans les années à venir a trait à l’immobilier et à la mobilité. «Les prix continuent d’augmenter à Luxembourg-Ville», poursuit Joël Machado. «De plus en plus de résidents, y compris les immigrants hautement qualifiés toujours plus nombreux sur notre territoire, ont tendance à habiter loin de la capitale, et notamment dans le Nord où le potentiel de croissance du parc immobilier reste important. Cette migration interne aura inévitablement des conséquences sur le trafic automobile qui sera de plus en plus congestionné si aucune mesure n’est prise».
Reste enfin la question linguistique. La plupart des travailleurs hautement qualifiés qui bénéficient de la Carte Bleue proviennent dans la grande majorité de l’Inde, des États-Unis, de la Chine et de la Russie et tous parlent davantage l’anglais qu’une des trois langues nationales. «C’est un phénomène inéluctable», conclut Joël Machado. «Notre pays s’internationalise de plus en plus et l’anglais est la langue internationale par excellence».
[1] Source: rapport annuel 2018 du Ministère des Affaires étrangères et européennes.
[2] Le premier titre de séjour pour travailleur salarié hautement qualifié est valable pour une durée de quatre ans et peut être renouvelé plusieurs fois de manière consécutive.