Un appel à la prudence

PwC vient de publier sa 22e enquête mondiale annuelle sur les prévisions économiques des dirigeants d’entreprises et conclut à «une confiance réduite qui appelle à la prudence». Si l’optimisme avait ouvert 2018, c’est le pessimisme qui inaugure 2019. PwC Luxembourg, qui publie également les résultats de l’enquête menée au Grand-Duché, nous aide à comprendre ce chambardement par les voix de Laurent Probst, associé en charge du développement économique, de la transformation digitale et de l’innovation, et de Philippe Pierre, associé en charge du secteur public à Luxembourg et responsable mondial des institutions européennes chez PwC Luxembourg.

 

Si 1.378 CEO ont été consultés à l’échelle internationale, peut-on espérer un optimisme chez les 59 PDG luxembourgeois?

LP: Non puisque les résultats sont relativement semblables; 42% des sondés à l’échelle internationale pensent que la situation économique mondiale va s’améliorer contre 41% pour le Luxembourg. Mais c’est toujours mieux que l’Allemagne (38%) ou la Grande-Bretagne (32%) et le Luxembourg est moins pessimiste que la majorité des pays européens.

 

Les CEO étaient 5% en 2018 à penser que l’économie mondiale déclinerait contre 29% aujourd’hui; quelles sont les causes de ce pessimisme?

LP: Les conflits commerciaux, les bouleversements politiques et le ralentissement de la croissance économique mondiale ont accru les incertitudes et réduit la confiance dans les perspectives de revenus.
Côté chiffres, à égalité avec l’instabilité politique, la réglementation excessive est toujours la plus importante des causes (35% chacun). On retrouve aussi de près le manque de compétences adéquates (34%), les conflits commerciaux (31%), les cybermenaces (30%), les incertitudes géopolitiques (30%), le protectionnisme (30%) et le populisme (28%). On note également que le terrorisme, qui était à la deuxième place en 2018 avec 41%, chute à la 23e place avec 13%.

PP: Ce qui saute au yeux à la lecture de ce top dix des menaces, c’est que la majorité d’entre-elles relèvent directement des politiques menées par les gouvernements. La bonne nouvelle, c’est que la politique peut agir dessus, la mauvaise c’est qu’elles ne vont pas vraiment dans le bon sens.

 

L’unilatéralisme des Etats rendrait-elle les investisseurs plus fébriles?

PP: Aucune économie moderne ne peut se développer en se basant uniquement sur son marché national. Il est certain que les économies d’exportation regardent d’un très mauvais œil l’unilatéralisme ambiant. Le ralentissement de la croissance mondiale peut expliquer le pessimisme, la méfiance et dans une autre mesure, le protectionnisme de certains pays. Espérons que ce n’est qu’un cycle de repli sur soi avant une prochaine ouverture.

LP: La capacité à faire du commerce avec l’autre est une préoccupation réelle des investisseurs. Il y a quelques années encore, ils privilégiaient les zones à fortes croissances mais les restrictions de commerce, le repli des Etats-Unis, les restrictions sur l’Iran, la guerre commerciale avec la Chine, le Brexit et les tensions américano-européennes sont autant de confusions et d’instabilités que n’aiment pas les investisseurs.
L’étude révèle que le pays le plus en vogue pour réaliser des investissements en 2019 reste inconnu et tous les autres baissent ou stagnent. Certes, de nouveaux accords se forment et notamment avec le Japon et l’Asie du Sud-Est qui ouvrent quelques perspectives. Cependant, ce sont des pays aux cultures et aux législations tellement différentes qu’il ne faut pas espérer d’impacts immédiats.

 

Le plan d’investissement pour l’Europe «Invest Eu» pourrait-il faire changer la donne?

PP: L’Europe souffre depuis la crise économique et financière d’un faible niveau d’investissement. Ce plan entend aider les capacités des entreprises et notamment celles qui ont un potentiel de croissance à l’international. Il a pour objectifs d’éliminer les obstacles de financements, d’apporter de la visibilité et une assistance technique aux projets et de mieux utiliser les ressources financières.
Ce plan, qui sera lancé en fin d’année, est relativement massif puisqu’annoncé à 111 milliards d’euros. Cependant, tout le paradoxe européen, ce n’est pas de manquer de ressources financières mais plutôt de capacités d’assimilation de l’argent mobilisé pour soutenir tel ou tel secteur. Les Etats membres, les banques nationales, les agences d’investissements nationales manquent de capacités techniques et organisationnelles pour créer des projets d’innovations. Il y a de grandes lacunes dans l’ingénierie financière des Etats membres qui n’exploitent pas suffisamment les fonds mis à leur disposition par la BEI.
Cette critique est également valable pour le secteur privé et notamment bancaire qui met en place l’ingénierie financière tant publique que privée au profit de grands projets. La réussite du plan d’investissement pour l’Europe dépend donc des synergies entre les autorités de gestion nationales, les banques privées et publiques, les acteurs de l’industrie et les institutions européennes.

 

Comment expliquer la pénurie des compétences sur les marchés qui est la troisième préoccupation des CEO?

LP: La situation a basculé depuis les huit derniers mois, dans la mesure où nous sommes passés d’un relatif équilibre entre l’offre et la demande d’emploi, à une véritable pénurie. C’est d’autant plus invraisemblable que d’un côté les entreprises sont en compétition pour s’arracher les meilleurs talents et que de l’autre, il y a une jeunesse européenne décrocheuse des systèmes scolaires et sans emploi. Les futurs ingénieurs informatiques se fond recruter dès leur première année et en même temps, le chômage des jeunes explose dans certains pays. En Italie, il atteint les 30% et si nous ne faisons rien pour les former aux besoins du marché, ce sera une génération de perdue, autant de cotisations sociales et imposables en moins et autant de dépenses sociales en plus. Sans compter les chômeurs de longues durées, les métiers voués à l’automatisation digitale et le fait que d’ici cinq à dix ans, toute une génération partira à la retraite.
La menace est capitale et la Banque centrale des Pays-Bas a revu à la baisse, en fin 2018, ses prévisions de croissance de 0,5% à cause du nombre d’emplois non pourvus. Rien que pour le Luxembourg, il existe quelques 10.000 emplois non-pourvus, ce qui équivaut à 100 millions d’euros toutes cotisations confondues en moins. Cette pénurie de talents qui entrave l’innovation risque de pousser les investisseurs vers d’autres lieux géographiques comme l’Asie par exemple.
Force est de constater l’absence de stratégie relative aux compétences nécessaires sur les marchés, on ne peut qu’encourager les initiatives privées. Les grands groupes ont déjà leur propre centre de formation et même les PME commencent à s’y mettre. Aux Etats-Unis par exemple, les «Boot Camp» forment dorénavant plus d’ingénieurs que les universités classiques.
Le changement des modèles économique, climatique, technologique et social qui s’amorce nécessite de nouvelles aptitudes. Nous savons d’ores et déjà que ceux qui s’en sortiront le mieux seront ceux qui mettent en place des stratégies d’articulation, d’où l’importance d’un plan d’investissements en formations initiales et professionnelles. Tous ces points sont de la responsabilité des Etats et les universités sont pour l’instant passées à côté de l’enjeu mais rien n’est encore perdu. La force du Luxembourg a toujours été sa grande réactivité face aux défis d’avenir…

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