Aux préjudices de la fiscalité transfrontalière

PwC

Selon une récente étude du LISER, les frontaliers occupent 46% des emplois salariés. L’économie luxembourgeoise dépend donc pour moitié d’une main d’œuvre qui habite en dehors des frontières nationales. Le courrier parvenu à tous les frontaliers mariés en octobre 2017, invitant à confirmer le taux d’imposition préétabli et à choisir leurs classes d’imposition, a néanmoins eu l’effet d’un électrochoc. Le 1er janvier 2018, une nouvelle réforme fiscale entrait en vigueur, laissant à chacun une période de transition d’un an pour s’adapter. Explications d’Eric Paques, associé spécialiste dans le conseil fiscal personnes physiques et Philippe Pierre, associé en charge du secteur public à Luxembourg et responsable mondial Institutions européennes chez PwC Luxembourg.

Les prix de l’immobilier au Luxembourg ne cessent de grimper, dépassant même les 10.000 euros le m2 à Luxembourg-Ville et Strassen. À défaut de pouvoir s’y installer, les frontaliers français, belges et allemands sont donc contraints de traverser la frontière tous les jours pour rejoindre leur lieu de travail. D’autant plus que la mobilité s’est considérablement dégradée ces dernières années pour l’ensemble des salariés résidents et frontaliers mais plus particulièrement pour ceux qui viennent de Thionville, de Metz ou de Belgique. Dans l’ensemble, tous les travailleurs aspirent à plus de flexibilité, à un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle et l’évolution des défis liés à la mobilité pousse les entreprises à repenser leur manière de s’organiser pour continuer à attirer ces travailleurs.

 

Les travailleurs frontaliers sont-ils fiscalement désavantagés par rapport aux résidents?

EP: Ce sentiment est légitime ou tout du moins compréhensible, puisque la réforme de 2018 leur est en effet moins avantageuse que le système qui était en vigueur en 2017.

Suite à une baisse du taux d’imposition, les revenus nets de la grande majorité des salariés au Luxembourg ont augmenté en 2018. Dans un second temps cependant, une mesure spécifique a été prise à l’endroit des non-résidents, considérés alors comme avantagés comparés aux résidents. C’est donc au nom du principe de non-discrimination et d’égalité devant la loi fiscale que cette mesure a été prise afin de mettre tout le monde sur le même pied d’égalité.

D’un point de vue de la fiscalité luxembourgeoise, tout ceci est parfaitement juste mais pour les frontaliers, cela a eu un impact négatif.

 

À quelle hauteur se chiffre le différentiel et qui sont les plus impactés?

EP: Prenons l’exemple d’un salarié marié gagnant 80.000 euros annuels au Luxembourg et de son conjoint dont le salaire annuel est de 60.000 euros dans un pays frontalier. En 2017, le salarié luxembourgeois reportait seul ses revenus à Luxembourg, en classe d’impôt 2. Il payait un impôt annuel de 8.325 euros. En 2018, ce même salarié a le choix de reporter ses revenus seuls, il est alors en classe 1 et paiera 18.143 euros d’impôts. Il peut néanmoins rester en classe 2 mais à condition de rapporter les revenus de son conjoint qui ne seront pas taxés mais uniquement pris en compte. L’impôt s’élèvera alors à 15.198 euros. Avec une différence de 6.873 euros comparé à 2017, cela fait une diminution de 572,75 euros sur le salaire mensuel.

PP: La personne qui travaille au Luxembourg gagne en général plus que son conjoint dans le pays frontalier. En 2017, ce travailleur au Luxembourg était imposé sur ses revenus professionnels uniquement et dans la classe la plus favorable (classe 2). Les revenus de son conjoint n’étaient alors pas pris en compte, et c’est ce qui change depuis 2018. Dorénavant si ces personnes veulent continuer à bénéficier de la classe d’imposition 2, ils doivent gagner plus que leur conjoint (plus de 50%) et rapporter ces sources de revenus.

 

Quelles sont les embuches du télétravail qui sont régulièrement présentées comme la solution aux problèmes de mobilité?

EP: J’y vois deux problèmes majeurs, l’un est fiscal et l’autre relatif à la sécurité sociale. En matière fiscale, chaque pays a ses propres règles et des accords bilatéraux existent entre chaque pays. Le principe de base étant que l’on paie ses impôts dans le pays où l’on travaille. Si je travaille 20% de mon temps en Belgique, 20% de mon salaire est alors taxé en Belgique et le reste au Luxembourg. Cela implique une taxation plus importante du côté belge mais cela n’est pas vraiment un point de blocage.

Ce qui est véritablement un problème, c’est la sécurité sociale, qui est régie par une règle européenne, et qui prévoit que l’on est soumis sur l’entièreté de son salaire à la sécurité sociale du pays dans lequel on travaille. Si on travaille dans deux pays, on est soumis au régime de sécurité sociale dans le pays dans lequel l’employeur se trouve sauf si plus de 25% du temps est presté dans le pays de résidence. Dans ce cas l’employé frontalier sera entièrement soumis au régime social de son pays de résidence, et ce, sur 100% de ses revenus.

C’est une situation que les employeurs luxembourgeois tentent d’éviter car c’est une usine à gaz à gérer et surtout, cela représente un coût additionnel conséquent pour les frontaliers belges et français.

 

Pourrait-on imaginer un statut à part pour les travailleurs frontaliers de la Grande Région?

EP: Le règlement européen ne le prévoit pas et espérer un accord entre les 27 pays membres semble pour le moins ambitieux, pour ne pas dire utopique. Envisager des accords bilatéraux entre les pays concernés paraîtrait plus réaliste mais c’est tout aussi compliqué dans la pratique. Car quel serait l’intérêt pour Paris ou Bruxelles d’adopter un système qui permettrait aux employés résidents français et belges de travailler à domicile toute l’année sous le régime de santé luxembourgeois, beaucoup moins coûteux?  Ce serait un manque à gagner considérable pour les systèmes belges et français. Le télétravail constitue donc une solution à hauteur d’un jour par semaine.

PP: L’Europe a été conçue avec l’ambition de faciliter le mouvement des personnes, des biens et des capitaux mais nous constatons les limites des frontières fiscales.

Beaucoup espèrent une Europe plus homogène mais les impôts sur les personnes et les entreprises restent et resteront encore longtemps, une prérogative nationale. Augmenter le ratio de 25% impliquerait un accord entre tous les états membres. Et par voie de conséquence, une proposition de la Commission, un débat au Parlement, puis une ratification du Conseil. Une harmonisation fiscale au sein de l’UE, n’est donc pas pour si tôt.

 

Cela pourrait-il entacher le pouvoir d’attractivité luxembourgeois?

PP: Le Luxembourg tend à perdre des places en terme de compétitivité ces dernières années, situation aggravée par  le coût du logement, en forte progression, et la congestion des infrastructures routières. On sait pourtant à quel point l’attractivité des talents est un enjeu de poids pour l’économie nationale et plus précisément dans certains secteurs de l’IT.

Dans la mesure où la fiscalité des personnes est un stimulant et qu’il est possible d’augmenter l’attractivité à travers plusieurs mécanismes, on ne peut qu’espérer que la fiscalité des entreprises et des personnes physiques sera à l’agenda du nouveau gouvernement. Il est indispensable pour un petit pays comme le Luxembourg de rester attractif sur la scène internationale.

EP: Le régime général luxembourgeois d’imposition s’étend jusqu’à 47% aux taux les plus importants. Ce qui n’est pas super compétitif sur la scène internationale. Toutes les entreprises connaissent des collaborateurs qui ont fait le choix de ne plus travailler au Luxembourg. Les raisons sont elles aussi multifactorielles mais il est souvent admis que les trois heures de trajet quotidien ne valent pas un différentiel salarial bien moins avantageux qu’il ne l’a été par le passé pour certains frontaliers.

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