Aux gilets qui ne réfléchissent pas

Edito

La violence ne dessert-elle pas toujours les causes qu’elle prétend défendre? Albert Camus donne une définition de L’Homme révolté: «Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas: c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement». On aura beau chercher, quel est le «oui» dans le «mouvement» qui brise le visage de Marianne, éteint la flamme du Soldat inconnu de l’Arc de Triomphe, défonce la vitrine d’une boutique de luxe pour y voler son fonds de caisse, incendie un lycée puis une voiture, fusse-t-elle de sport ou de police? Ces mouvements-là relèvent d’un anarchisme qui fissurent l’Etat de droit.

Considérer que c’est la pauvreté qui pousse à la violence est une position populiste que certains politiques opportunistes n’hésitent plus à défendre. À l’inverse, considérer que c’est parce qu’ils sont violents qu’ils sont pauvres est une posture bourgeoise qui méprise la profonde, intolérable et révoltante détresse sociale. Depuis plusieurs semaines maintenant, la société française est comme cristallisée par ces deux pôles antinomiques qui refusent les nuances et dont l’étendard commun pourrait être: «avec ou contre nous».

Jamais pourtant, le désespoir – aussi profond soit-il – ne saurait justifier le recours à la violence et «je me révolte, donc nous sommes» ne peut aboutir que sur le chemin des idées. Tout le problème réside peut-être dans cette assourdissante absence des Foucault, Deleuze, Derrida et Bourdieu de 1968, dans l’ahurissant mutisme des Diderot, Montesquieu, Rousseau, Voltaire et Condorcet de 1789; car force est de constater que les intellectuels de 2018 ont brillé par leur incapacité à donner une forme aux gilets jaunes.

Et pour cause, né sur les réseaux sociaux, le mouvement s’y est développé à travers des images, vidéos et discours donnant parfois à rire, souvent à pleurer mais presque jamais à comprendre. Au fil des partages et des publications, la moquerie et l’indignation ont fait croître une vague qui maintenant s’essouffle et bientôt s’échouera morte sur une plage aux allures de mesurettes.

En France, les petites gens, les pauvres, les déshérités, les prolétaires – aussi appelés «les sans dents» par un ancien président de la République (fût-il socialiste) – préfèrent Facebook aux Twitter et autres Insta plus “glam’s“. Si certaines publications nauséabondes ont des relents de gitane froide, de gazole à la pompe et de bière plate, c’est parce que sur le réseau social, n’importe quel conspirationniste au QI d’un poulpe mort, biberonné à la téléréalité, aux jeux vidéo et à Cyril Hanouna peut dorénavant, seul derrière son écran, se prendre pour le Zorro du Meilleur des Mondes, répandre de sa superbe justice numérique et dénoncer la tyrannique dictature française.

Cette modalité narcissique aplatit les nuances jusqu’à la comparaison photographique de résistants et de lycéens. Ce n’est pas tant ce qui se passe en amont des images qui importe (un acte de résistance face à l’occupant nazi et des bombonnes de gaz empilées devant un lycée) mais bien en aval: mise à mort et mise en garde à vue. La comparaison entre SS et CRS n’est pas raison de l’agenouillement mains derrière la nuque mais d’une déraison pure singeant le geste d’un prisonnier de guerre dans un État policier, tyrannique et dictatorial que la France n’est plus depuis la Guerre d’Algérie.

Sur Facebook, le réel a raison perdue dans une inéluctable décadence. Certes les journalistes ont leur part de responsabilité lorsqu’ils traitent l’information comme un spectacle à l’américaine, lorsqu’ils n’ont plus le temps de vérifier leurs sources, lorsque les chaînes d’info en continu commentent les images plus qu’elles ne les interrogent ou lorsque l’événement est un point que l’on commente sans le relier au précédent avant de passer au prochain buzz. Mais la méfiance à l’égard des journalistes est un prétexte facile pour celui dont la principale source d’information n’est pas l’AFP Factuel, Le Monde, France Inter et les autres rédactions sérieuses mais Facebook où l’attentat de Strasbourg est présenté comme un acte gouvernemental pour faire taire le mouvement des gilets jaunes.

Selon Victor Hugo, «la rumeur est la fumée du bruit». Une rumeur se moque d’être vraie, ce qui lui importe c’est de le devenir, elle ne dépend donc pas de la vérité mais du nombre de republications et de pouces bleus qui font penser à autant de pollice verso de la Rome antique. Dans la mesure où combattre une rumeur, c’est la renforcer et que l’ignorer, c’est la laisser prospérer, on ne contient jamais une fumée. Ne faudrait-il pas s’attaquer au foyer de l’incendie, à savoir la “digitaïnomanie“ des esprits et l’incapacité de penser contre soi-même?

Nietzsche la France!