Les Lumières du Vieux Continent

Des outils qui facilitent nos processus de travail aux supports qui plaisent à nos divertissements, jusqu’à nos objets connectés, jamais le digital n’aura autant pénétré l’intimité de notre quotidien. Aux utopies libertaires d’un Internet exempt des contraintes réglementaires, force est de reconnaître que le virtuel est aussi un monde de dangers qui a des conséquences sur le réel. Les risques sont d’autant plus grands que les menaces polymorphes.

Menace individuelle d’abord, puisque le véritable coût des réseaux sociaux est qu’en encodant ses données personnelles, l’individu devient lui-même un produit sur lequel la publicité fait recette. Menace démocratique ensuite lorsque nous savons que les campagnes de dénigrement ont pesé sur le Brexit, les élections présidentielles américaines et à moindres conséquences, françaises. La semaine précédant le débat télévisé du second tour de la présidentielle française, une fausse information annonçait sur les réseaux sociaux qu’Emanuel Macron avait un compte en banque caché aux Bahamas. Nous savons aujourd’hui que la source provenait d’un forum américain d’extrême droite «4chan», relayé ensuit par le site «Disobedient Media» mais l’adversaire politique d’alors usa de l’intox devant près de 17 millions de téléspectateurs. Menace de santé publique enfin car plus tôt l’enfant est exposé aux écrans, plus il a de chance de développer une addiction digitale, de l’agressivité et des troubles autistiques et bipolaires. La corrélation est établie par l’imagerie cérébrale qui montre l’altération de la circulation des fluides du cerveau et le rétrécissement du cortex préfrontal (zone de la pensée et de la réflexion). Les pouces bleus, les cœurs et les flammes des réseaux sociaux, sont autant de récompenses qui en favorisant la sécrétion de la dopamine des plus jeunes, les rends «digitaïnomanes».

L’Europe semble avoir pris la mesure de ces risques et pose des politiques de protection numérique en conséquence. L’Union européenne, qui a souvent bon dos lorsqu’il s’agit d’endurer les maux des politiques nationales, est bien la meneuse mondiale en matière législative. La directive NIS (Security of network information systems) ainsi que le RGPD (Règlement général sur la protection des données) qui entrent respectivement en application les 5 et 25 mai 2018, s’inscrivent dans ce contexte. Tellement en avance que le RGPD fut cité en exemple lors de l’audition de Mark Zuckerberg au Sénat américain. L’audition américaine, inéluctablement théâtrale, est néanmoins intéressante à plusieurs endroits puisqu’elle interroge le modèle économique du réseau social, Internet et sa régulation, la technologique américaine stratégiquement menacée par l’Asie mais aussi la toute-puissance de Facebook. L’une des problématiques scéniques pourrait être de savoir dans quelle mesure une entreprise américaine qui compte deux milliards d’utilisateurs dans le monde peut encore aujourd’hui répondre à la justice américaine uniquement?

Selon Nietzsche, «nous nous croyons libre parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent», cela ne serait-il pas d’autant plus vrai à l’ère d’un digital qui nous priverait de nos facultés de réflexions? Car comment penser librement, et donc contre nous-même, lorsque les algorithmes des réseaux sociaux ne nous donnent à voir, ce qui nous intéresse seulement? Que seront nos sociétés de demain lorsque l’intelligence artificielle sera poussée à son paroxysme algorithmique et ensuite portée par les ordinateurs quantiques? Du Meilleur des mondes d’Huxley à La Possibilité d’une île de Houellebecq, la littérature offre des perspectives ô combien effrayantes et l’unique Lumière dans cette pénombre numérique provient actuellement du Vieux Continent.

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