Fourchettes responsables

Lorsqu’il y a 40 ans, Änder Schanck quitta son poste pour rejoindre la ferme familiale pour un cinquième de son salaire, beaucoup de ses amis le prirent pour un fou. Il fit ce choix avec la conviction à l’âme que l’agriculture industrielle est une folie du XXème siècle et que seules les productions biologiques donnent une chance à l’humanité. Retour sur un engagement qui aura su préserver toute son intégrité. Interview du directeur du groupe Oikopolis.
 
La folie des grandeurs
Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, à seulement trois générations de la nôtre, les terres agricoles étaient labourées de charrues tractées par des bœufs. L’Europe en ruine avait besoin de se nourrir et bientôt la mécanisation et la chimie, qui s’étaient considérablement améliorées durant la guerre, allaient pénétrer le marché de la production alimentaire, et par la même, nos sols.
La course à la productivité, appuyée par la mondialisation a, en 70 ans, transformé le paysan en chef d’entreprise, forcé à l’endettement afin d’industrialiser son mode de production. En même temps, la grande distribution a fini de tuer le petit commerce en regroupant sous son toit, le boucher, le poissonnier, le boulanger, l’épicier, … La grande distribution règne désormais en maîtresse absolue sur la chaîne de valeur et impose ses volontés, «à l’image de Mercure, dieu de la mythologie romaine, du commerce et des voleurs», dénonce Änder Schanck. Afin de proposer les prix les plus bas du marché à ses clients, les grands magasins mettent la pression sur les grossistes, qui la mettent sur les transformateurs, qui la rajoutent à leur tour sur les producteurs. Alors que les deux premiers peuvent licencier et s’industrialiser plus encore pour faire baisser leurs coûts de fonctionnement, le producteur n’a pas d’autre choix que d’augmenter sa production, et donc, d’utiliser des engrais chimiques.
Sur les mêmes parcelles que celles de leurs aïeuls, les bœufs et les tracteurs étant remplacés par de véritables formules 1 de la fauche, les moissonneuses-batteuses récoltent désormais dix fois plus de blé. Pour une paire de chaussures (équivalent à 150 euros), nos grands-pères agriculteurs devaient vendre 100 kilos de blé, aujourd’hui il faut une tonne.
Alors voilà qu’au premier maillon de la chaîne des consommateurs, une conscience collective se repend et la Bête inhumaine jamais rassasiée de profits pense désormais se racheter une vertu. Änder Schanck dénonce le modèle économique hérité d’Adam Smith où «le libéralisme favorise les individualismes où chacun ne pense qu’en fonction de ses propres intérêts».
 
Le roi est mort, vive le roi?
L’essoufflement du système ne fait aucun doute et les Accords de Paris illustrent cette conscience collective qui aujourd’hui s’étend du consommateur aux entreprises soucieuses de leur image. L’étude Rifkin fait la part belle à un développement durable et tout le monde se met à espérer d’un autre système de production.
La grande distribution suit le mouvement et consacre de plus en plus de rayons aux produits bios. Mais peut-on parler de changements de paradigme dès lors que la grande distribution continue de faire pression sur tous les acteurs de la chaîne de distribution et que le producteur, même biologique, reste toujours le dernier maillon qui doit en supporter la plus grande charge?
 
Un autre modèle
Pionnier dans l’agriculture biologique luxembourgeoise, le groupe Oikopolis s’est lancé dans la commercialisation des produits bios afin de rendre possible ce marché. Le projet débute en 1988 avec l’association agricole «BIOG» qui regroupe des cultivateurs biologiques et biodynamiques du Luxembourg. Au fil des années, il construit une économie structurée et axée sur la collaboration. Son premier magasin «NATURATA» prend place au Rollingergrund à Luxembourg-Ville et à ce jour le groupe en compte dix dont trois boutiques fermières sur tout le territoire national.
Outre les boutiques fermières susmentionnées, le groupe OIKOPOLIS compte sept «NATURATA Bio Marchés» plus un magasin en ligne, à savoir NATURATA Bio@home. A quoi s’ajoute le grossiste BIOGROS SA, dont la tâche est – entre autres activités – d’aller chercher les denrées chez les producteurs afin d’approvisionner les magasins. OIKOPOLIS Participations SA regroupe à la fois des cultivateurs, des collaborateurs mais aussi des clients qui participent à son capital. «Notre valeur guide est de proposer des produits biologiques qui sont dans la mesure du possible locaux».
Aujourd’hui fort d’une dizaine de magasins répartis sur tout le territoire, d’une vingtaine de producteurs et de plus de 350 employés, le groupe souhaiterait que son modèle de fonctionnement soit plus largement répandu.
«Retrouver une situation où les fermes ne sont plus écrasées par la pression des prix ne peut se faire sans briser la chaîne de valeur qui les asservit», nous dit Änder Schanck. Le directeur s’inspire des modèles de fonctionnements de la nature où des millions d’années d’évolution a permis l’interdépendance des éléments.
Les tables rondes où se réunissent tous les acteurs, des consommateurs aux producteurs en passant par les transformateurs, les grossistes, les magasins bios et les grandes surfaces permettent le dialogue. Les prix sont alors fixés sur un consensus qui prend en compte les problématiques de chacun.
Utopie diraient les uns? Cela fait 25 ans que ces tables rondes régissent Oikopolis, favorisent l’économie circulaire ainsi que le commerce associatif.
 

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