La nécessité d’une expression

Sylvia Camarda

Il est loin le temps où la petite fille bégayante et timide n’osait pas prendre la parole. Aujourd’hui, Sylvia Camarda a le verbe haut et l’expression de la pensée rapide. La danse fait éclore une confiance en soi, comme l’écriture l’expression des maux. Danseuse, auteur, chorégraphe, elle est dorénavant prête à tronquer ses ballerines pour l’habit politique et son jeu d’actrice pour le «je» des idées. Épopée du mouvement des mots, du dire et d’une poésie.

Le geste
«Camarda»: trois syllabes dont le roulement du «r» et la musicalité des «a» rappellent moins les vertes forêts luxembourgeoises que le bleu azur des paysages de la Calabre paternelle. Si son regard enivre du bleu originel, Sylvia est pourtant une enfant du Grand-Duché. Elle est née à Niederkorn, habitant ce quartier où nombre d’Italiens du Sud avaient immigré et où, comme souvent, les mères faisaient le choix de ne pas transmettre leur langue aux enfants, par peur des discriminations.
En ce début des années 80, Madonna règne en maîtresse sur la pop mondiale et alors que certains s’offusquent de ses «provocations gratuites», les autres intellectualisent le paroxysme féminin de la liberté sexuelle. Devant les clips télévisés, la petite Sylvia, habituellement si réservée, imite son idole dans une insouciance où seule la recherche du bonheur fait sens. Ses parents l’inscrivent à des cours et la fillette y trouve un lieu de liberté et un moyen d’expression.
Elle quitte le foyer familial à 14 ans pour l’école classique Rosella Hightower de Cannes. Les critiques des professeurs sont rudes: «petite, mal foutue, bras et jambes trop courtes: tu ne deviendras jamais danseuse classique». L’identité a des raisons que le corps ignore et l’adolescente aux formes méditerranéennes n’a pas la légèreté des petits rats de l’Opéra. Daniel Fonk, l’un de ses professeurs qui officie également à l’Opéra de Paris, la fait danser avec des poids et à force d’enchaînements, de fouettés, de sauts, de barres, de demi-pointes, d’en dehors et d’en dedans, il révèle son potentiel pour la danse contemporaine et moderne. C’est l’histoire d’une adolescence rythmée par les douleurs, sacrifices et la solitude qui consolident la détermination.
La jeune femme part pour la London Contemporary Dance School où elle fait un Bachelor d’Arts. Première de sa promotion, elle ne trouvera véritablement son style qu’à 21 ans, lorsque durant un stage à Vienne, l’étudiante regarde Les Ballets C de la B d’Alain Platel. À la tombée du rideau, elle reste immobile dans la pénombre, se laissant imprégner de l’esthétisme qui vient de lui être révélé. Elle intègre la troupe, travaille pour Jan Fabre, le Cirque du Soleil et anime l’émission «Move» sur Arte.
Sa carrière artistique est jalonnée de décisions dictées par l’instinct et dans l’intérêt supérieur de la danse. Elle abandonne le bien-être douillet de la maison familiale pour la rudesse d’une école de danse, quitte la chaleur des bras d’un petit ami pour la froideur des planches d’un théâtre et ose dire non dans un métier où tant d’autres ont le oui facile. «L’insouciance de la jeunesse permet de prendre des libertés. C’est en vieillissant que l’on devient prudent», dit-elle.

Le dire
La danse est une marche libre, noble, dépouillée de buts utiles sur une poésie muette. Sylvia a très vite ressenti le besoin de créer ses propres chorégraphies. Ses influences sont bercées des provocations artistiques de Madonna et des mélodies psychédéliques de Jim Morisson. Ses personnages peuvent être stéréotypés tels un Rambo bodybuildé répandant une liberté toute américaine ou au contraire graves, profonds et fous comme un Marlon Brando qui incarne le bicéphale Colonel Kurtz dans Apocalypse Now.
Elle prend plaisir à se plonger dans les recherches préalables à l’écriture. Elle absorbe les documentaires, films, romans, études, tout ce qui en somme peut l’aider à constituer le terreau fertile de la création artistique. Pour sa dernière proposition, Ex(s)ilium or down the rabbit hole, où elle incarne un dictateur, elle a poussé le vice jusqu’à lire Mein Kampf. Imaginez le supplice du fond nauséabond et des lourdeurs de formes pour celle qui sait apprécier l’érotisme de Jean Genet, les courages de Yasmina Khadra, les physicalités de McCarthy ou une larme de Baudelaire.

L’après
Dans Warrior of Beauty, Sylvia Camarda dit: «Mes bras sont trop flasques, mes seins et mes fesses tombent, j’ai la hantise du vieillissement. Je ne veux pas changer, peut-on aimer une femme qui vieillit? Je vais enterrer mon corps sous l’acharnement esthétique». La phrase ciselée amorce un mouvement désarticulé, presque décharné et automatique sur Les Walkyries de Wagner. La forme et le fond s’entremêlent, un peu à l’image de la danseuse et de l’actrice qui toutes deux ont des envies d’ailleurs.
Sylvia se dit prête à raccrocher les ballerines pour se consacrer entièrement à la politique. La femme de convictions s’est présentée sur les listes DP de la capitale avec l’ambition de se mettre au service de ses concitoyens mais échoue d’une petite centaine de voix seulement.
À 39 ans, il est peu probable que la citation susmentionnée ait un quelconque rapport avec son ambition. La danseuse fragile dans Swan dies of an overdose, superficielle et tragique dans Warrior of Beauty, déjantée, libre et sensuelle dans Libido, semble en effet éternelle. La politique perd ce que l’art conserve: les yeux fixés sur son spectateur comme un tigre dompté, la danseuse pose et la candeur unie à la lubricité donne un charme immortel à ses métamorphoses.

Julien Brun

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