Bâtisseur de ponts culturels

A 46 ans, Serge Tonnar brise les clichés en n’entrant dans aucune case prédéfinie par la société. Spécimen humain étrange, il se métamorphose en chanteur, musicien, compositeur, acteur, auteur; sans s’enraciner nulle part, si ce n’est dans la culture luxembourgeoise. Il jette bas les masques sur son passé et s’exprime avec harmonie sur son engagement envers le dialogue interculturel et les demandeurs d’asile.
 
Plutôt grand et vêtu d’une veste en lin claire, l’homme est chez lui dans la vaste salle d’accueil aux murs froids. La Banannefabrik qui doit son nom à sa fonction initiale de dépôt de fruits, est l’un de ses bébés. Aujourd’hui lieu de création et d’expression ouvert à tous les domaines artistiques – théâtre, danse, musique – cette structure est née du long combat d’un petit collectif d’acteurs culturels mobilisé pendant 20 ans pour la renaissance de cet ancien entrepôt. Elle abrite maintenant diverses institutions culturelles luxembourgeoises. «La transformation de ce marché de fruits et légumes en ce lieu d’art est une belle réussite. Les salles de répétitions de la Banannefabrik sont occupées constamment, preuve de son succès et du manque encore prégnant de lieux de production de spectacles au Luxembourg», décrit l’artiste.
Rebelle musicien
Enfant, Serge Tonnar vit dans une famille d’intellectuels. Sa mère, sociologue, travaille dans l’éducation; pendant que son père, ingénieur, bosse pour les chemins de fer. «Rien de vraiment artistique dans la famille… Quoique, nous chantions beaucoup. J’étais l’aîné. Avec mes frères et ma mère, nous fredonnions souvent des chansons traditionnelles et des comptines après le diner», raconte-t-il. Le décès de son père, alors qu’il est âgé de treize ans, le marque beaucoup. «Je n’ai probablement pas suivi le chemin qui m’était logiquement destiné: peut-être une carrière d’ingénieur ou d’économiste».
Etudiant brillant, Serge est néanmoins paresseux. «Vers le baccalauréat, je suis entré en guerre contre le système scolaire qui nous forçait à ingérer des pages à les recracher, sans aucun recul». Il quitte le domicile familial et traîne pour terminer sa dernière année au Lycée de Garçons. «C’était un peu con, mais j’étais le rebelle», sourit-il. Il étudie ensuite le journalisme à Bruxelles, mais n’y reste que deux ans. Dérouté par l’enseignement, il cherche sa voie tout en faisant partie de petits groupes de musique. «Dès le Lycée, je pratiquais la guitare et le chant; j’ai commencé rapidement à écrire mes propres chansons. Mais je n’imaginais pas pouvoir en faire un métier».
Le destin frappe alors à la porte: «Je suis devenu père. Ce n’était pas prévu mais j’en étais très heureux. Devenir papa m’apportait enfin un but», se souvient-il. En 1993, il débute sa carrière professionnelle en travaillant pour la radio socio-culturelle 100,7. En parallèle, il anime différentes chroniques artistiques en presse écrite.
Touche-à-tout
Ses projets de musiciens prennent de l’ampleur, puis il est piqué par le virus du théâtre. Ses multiples activités occupent trop d’espace dans son agenda. Il délaisse alors le journalisme pour se consacrer à l’art, professionnellement. Et ses casquettes sont multiples: musicien dans un groupe, compositeur pour le théâtre puis pour le cinéma, acteur et ensuite auteur de pièces de théâtre. «C’est à ce moment-là qu’avec l’homme de théâtre Claude Mangen, nous avons fondé la société de production MASKéNADA afin de disposer d’une structure pour réaliser nos différents projets musicaux et théâtraux».
A la fois acteur, auteur, compositeur, producteur: pourquoi n’a-t-il pas fait de choix? «En réalité, je ne suis pas un homme qui planifie. Au hasard des rencontres, j’ai été emmené sur tous les terrains, et cela m’a réussi», explique-t-il. «Le Luxembourg est un pays de libertés culturelles depuis 1995, année où Luxembourg-Ville fut Capitale européenne de la culture. De rêveurs idéalises, les artistes sont devenus des professionnels qui ne devaient plus forcément quitter le pays pour exister. La culture s’est légitimée, malheureusement en tuant une part de cet idéalisme qui la caractérisait auparavant».
 
Indigné, engagé
Il décrit: «Je me suis toujours engagé de façon bénévole. Jeune, c’était chez les scouts ou au sein des comités étudiants. Ensuite dans la culture, en créant des structures comme MASKéNADA, ou bien en tant que président de la Theater Federatioun durant quelques années. Dans une optique plus sociale, j’étais l’un des membres fondateurs de la Fondation Thierry van Werveke qui aide les jeunes en difficulté».
Récemment, son engagement l’a poussé à se pencher sur le sort des réfugiés. «J’ai grandi au Limpertsberg», raconte-t-il, «un quartier très différent de ce qu’il est aujourd’hui. Mon voisinage était peuplé de Portugais, d’Italiens, de Français avec lesquels mes frères et moi jouions dans la rue. J’ai été sensibilisé aux thématiques d’immigrations dès ma petite enfance». Lorsque fin 2015, une vague de demandeurs d’asile échoue au Grand-Duché, face à la détresse des étrangers et au comportement méprisant de certains locaux, il décide d’agir. «Je voulais simplement mettre la main à la pâte, distribuer des repas par exemple, aider à mon échelle personnelle». Cependant, il est vite interpellé par l’absence d’encadrement social pour ces personnes. «Les organismes sont débordés par l’urgent et le nécessaire: les repas, les logements, le linge».
Il s’interroge alors sur ce qu’il peut apporter aux réfugiés, avec ses compétences d’artiste. «La réponse s’est imposée: une approche par la culture pour contribuer à l’inclusion de ces gens à la société. Je parle bien d’inclusion, et non d’intégration. L’intégration, c’est la désintégration du soi, la perte de ses spécificités à travers l’assimilation à l’autre. Cela ne m’intéresse pas du tout; alors que l’inclusion désigne une incorporation où chacun est encouragé à cultiver sa propre identité». Serge Tonnar fait alors résonner son carnet d’adresse. Il organise quelques concerts dans des centres d’accueil et des bénévoles se joignent en masse au mouvement. Il fonde l’association « Mir wëllen iech ons Heemecht weisen », que l’on traduit par «Nous voulons vous montrer notre pays».
 
Gnothi seauton
«L’asbl n’organise pas des activités uniquement pour les réfugiés», précise-t-il d’emblée, «mais bien des animations interculturelles d’échange avec un public de résidents. Nous créons des moments de détente artistique mais aussi de rencontre via la musique, le théâtre ou la danse. Notre objectif est de voir se tisser des liens grâce à ces ateliers». Les prérogatives de l’organisation sont l’encadrement culturel des enfants, les concerts dans les foyers, les soirées d’échanges entre chants luxembourgeois et chants des pays d’origine, ou encore les ateliers de danse ou de yoga. L’association a monté également une pièce, « Letters from Luxembourg » dont le texte est basé sur des missives d’artistes et de réfugiés.
Le nom « Mir wëllen iech ons Heemecht weisen » est un extrait de De Feierwon de Michel Lentz. Cette chanson luxembourgeoise traditionnelle a un arrière-goût patriotique, voire nationaliste mais cela n’arrête pas Serge Tonnar. «J’ai été forgé par les chants luxembourgeois et j’aime les réinterpréter. Pour moi, cette rengaine traduit l’ouverture. Bien entendu, elle comporte des signes de fierté nationale. Mais pourquoi ne pas être fier de notre identité, tout en respectant les valeurs de l’accueil?». L’artiste affectionne de jouer du passé. Il est persuadé qu’il faut connaître sa propre culture afin de l’utiliser comme monnaie d’échange dans les dialogues interculturels.
De la même façon que la naissance de son fils lui a donné un premier but dans la vie, sa rencontre avec les demandeurs d’asile a changé Serge Tonnar. «Cet engagement a apporté une nouvelle dimension à mon travail. Mon espoir pour le futur est que tout ce que nous avons réalisé avec notre association inspire d’autres secteurs. J’ai beaucoup parlé d’inclusion par la culture mais nombreux sont les vecteurs d’incorporation. L’économie et le monde professionnel en particulier ont un rôle à jouer. Utiliser les compétences des réfugiés à nos côtés dans l’univers professionnel, c’est là une inclusion durable».   SoM