Pour un passage de flambeau réussi

D’ici à 2020, 200 entreprises auront annuellement besoin d’un repreneur. Cette problématique de la transmission des sociétés, et en particulier des PME, représente un énorme défi pour notre pays. Les spécialistes du sujet au sein du département Entrepreneuriat/PME et entreprises familiales chez EY Luxembourg – Yves Even, associé et responsable « Mid-market »; Pierre Mangers, principal au sein du département advisory; John Hames et Giuseppe Tuzzé, respectivement associé et directeur associé au sein du département fiscal – nous donnent quelques conseils pour une succession réussie, anticipée et réfléchie d’un point de vue humain. Interview.
 
 
En quoi la thématique de la succession d’entreprise est-elle importante pour le Luxembourg?
 
YE: Les sociétés les plus concernées par cette problématique sont celles que l’on qualifie de PME: des entreprises de petites et moyennes tailles. Environ 73% des salariés du Grand-Duché travaillent dans ce type de structure. C’est davantage que dans d’autres états de l’Union européenne (58% en moyenne). Ce secteur est un pilier majeur pour l’économie du pays.
Une étude de la Chambre de Commerce du Luxembourg estime qu’à partir de 2020, 200 entreprises auront annuellement besoin d’un repreneur. Cela représente 8.000 salariés par an. Or, parmi ces 200 sociétés, 30% seulement pourraient trouver un successeur au sein de la famille dirigeante. Le problème est donc double. D’une part, comment inciter ces potentiels «héritiers» à se tourner vers l’entreprenariat? De l’autre, où trouver les repreneurs externes dont toutes ces compagnies luxembourgeoises auront besoin?
La transmission d’entreprise doit bien entendu s’envisager d’un point de vue économique, juridique et fiscal. Mais l’angle humain est aussi à prendre en compte. Pour un passage de flambeau réussi, interne au milieu familial, ou externe, les émotions ne peuvent être ignorées. Notre expérience en la matière ainsi qu’une nouvelle étude d’EY nommée «Préparer ou reporter: comment les plus grandes entreprises familiales relèvent le défi de la succession», ont mis en lumière quatre volets clés pour lesquels il faut être particulièrement vigilant: 1) Voir la transmission comme un processus, 2) Préparer la génération future, 3) Transmettre la culture d’entreprise, 4) Trouver les meilleurs talents.
Comment traduire la succession d’entreprise en un processus?
 
PM: Avant tout, nous conseillons aux dirigeants de PME de réfléchir à leur future succession le plus tôt possible. Ce n’est pas chose aisée car le lien à l’affectif est grand. Comment penser à se détacher de sa création, de ce à quoi on a abouti? «C’est trop tôt», se diront beaucoup de CEO, «Je n’ai que 50 ou 60 ans». Mais nous conseillons d’aller à l’encontre de cette intuition: organiser sa succession en temps utile, c’est la préparer lorsqu’on est au zénith de sa carrière. Y réfléchir au plus tôt permet de faire de meilleurs choix, sans être pressé par un calendrier.
Ensuite, les personnes investies dans l’entreprise, les différents dirigeants et les actionnaires, doivent piloter ensemble cette future transmission, en créant des groupes de travail afin d’établir un plan de relève pour tous les postes clés de la société. Les administrateurs veilleront alors à développer des talents au sein de l’équipe, à créer un sentiment de loyauté dans la société, et à communiquer autant avec le personnel qu’avec les clients, fournisseurs et investisseurs. Qui dit processus, dit «début» et «fin»: c’est aux gestionnaires et actionnaires d’en piloter le rythme afin que la succession se fasse dans la pérennité de la structure existante.
Quelle est la recette pour convaincre un jeune de se diriger vers la reprise d’une entreprise familiale?
YE: Trouver le repreneur adéquat parmi ses proches est synonyme de bien préparer la génération future. C’est une question d’éducation. Dès le plus jeune âge, il faut apprêter cet «héritier» en le sensibilisant aux enjeux de la société et l’intéresser à l’entrepreneuriat.
D’abord, il est important qu’il rencontre les acteurs de l’entreprise: collaborateurs, clients, fournisseurs,… Il doit participer à des réunions informelles et se mettre en réseau avec les travailleurs. Il faut ensuite le rapprocher des activités de la société afin qu’il comprenne ce que la société produit et vend. Autre point majeur, il est vivement conseillé de le confronter aux dirigeants d’autres entreprises; et – plus efficace encore – à d’autres jeunes futurs entrepreneurs. Etant dans la même situation, ils pourront discuter différemment qu’avec leurs parents. Le programme EY NextGen Academy par exemple est le lieu idéal pour ce type d’échanges. En parallèle, n’oublions pas qu’il est nécessaire qu’il acquière les clés pour comprendre le monde entrepreneurial. Qu’est-ce qu’un décompte annuel, un chiffre d’affaires, une analyse financière? Le dirigeant doit doucement inculquer ces notions économiques de base à son «poulain». Dernier volet, à l’âge de 25 – 30 ans, il faudra l’inclure dans des réunions décisionnelles comme des conseils de famille ou d’administration. Ainsi, tout jeune repreneur aura le temps d’apprivoiser ses collaborateurs décisionnaires et de gagner leur confiance.
 
En quoi le départ du dirigeant aura-t-il un impact fort?
 
JH: D’expérience, nous constatons que les entreprises familiales sont très marquées par le fondateur ou patriarche qui cristallise la culture d’entreprise autour de lui et de ses valeurs. Il arrive que le patron soit tellement impliqué dans cette culture d’entreprise qu’elle s’en retrouve orpheline à son départ.
Or, cette atmosphère joue un rôle capital pour permettre au personnel de supporter la transition. Il faut donc veiller à ce que cette aura soit inoculée aux travailleurs, en œuvrant à connecter la famille fondatrice et l’équipe dirigeante. Des employés qui prennent plaisir à travailler pour une société et qui s’y sentent valorisés sont prêts pour une transmission et ne s’accrocheront pas autant à la présence du patron.
 
Bien entendu, la culture d’entreprise diverge en fonction du secteur et de l’historique d’une entreprise. Mais peu importe qu’une société passe aux mains des enfants ou d’un repreneur externe, sa valeur est in fine celle de son personnel. Il faut donc veiller à ne pas le «casser», en le laissant dépourvu de tout modèle de leadership.
Et lorsqu’aucun «héritier» parmi les proches n’est pressenti?
 
GT: Quand aucun repreneur interne n’est identifié, trouver un talent provenant de l’extérieur n’est pas évident. Au Luxembourg en particulier l’Etat, les institutions et les banques sont de gros concurrents en matière de recrutement. Pour être compétitif, il faut proposer un package salarial convenable: l’entreprise investit pour attirer un talent. Mais le salaire n’est pas tout.
Une PME peut ne pas sembler attirante au départ et même être considérée péjorativement face à de grandes multinationales aux évolutions de carrière nombreuses et prometteuses. L’entreprise en mal de successeur doit donc communiquer sur ses atouts, ses possibilités d’expansion ou son développement à l’international. N’oublions pas que les valeurs et la réputation d’une entreprise familiale de longue tradition peuvent aussi séduire un potentiel repreneur qui souhaiterait prolonger cet héritage.
En outre, pour une reprise totale, nous conseillons que le patriarche et le repreneur travaillent ensemble au sein de l’entreprise. En passant par cette étape, les effets négatifs de rupture brutale seront évités.
La réforme fiscale qui entrera en vigueur en janvier 2017 impactera-t-elle ce domaine?

JH & GT:
Une mesure en particulier pourrait favoriser la transmission d’entreprise: la neutralisation de la plus-value relative aux immeubles d’exploitation. C’est-à-dire que la valeur du bâtiment n’est pas jointe à celle de l’entreprise. On évite ainsi une augmentation du coût d’une succession à cause de la valeur de l’édifice. Cette mesure est intéressante car le successeur est surtout attiré par l’entreprise, et pas forcément par le bâtiment. Il a besoin du site d’exploitation mais pas nécessairement de le posséder. Cependant, le gouvernement ne parle de cette mesure que pour les transmissions en ligne directe. Nous espérons un élargissement de son accès afin qu’elle s’applique à tout futur dirigeant, même hors du giron familial.
Propos recueillis par Sophie Marenne

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