«Ni rire, ni pleurer mais comprendre»

Charles Margue

L’homme est souriant, joueur et ne cache pas son franc-parler. Des qualités qui peuvent irriter et pourtant, politiques, directeurs d’institutions ou entrepreneurs font régulièrement appel à lui pour sonder l’opinion. Une plongée dans l’itinéraire de Charles Margue, directeur de recherches de l’institut de sondage, TNS Ilres.

«30 ans de formation et 30 ans d’activité professionnelle et 30 ans…»
En espérant que le troisième tiers soit tout aussi long et enrichissant que les deux premiers, voici comment il résume son parcours. L’enfant d’Hollerich né en 1956 se dit très lié au vieux quartier de la ville. Les clubs de football, de basket, de tennis de table, de gymnastique et l’école rassemblent alors toutes les classes sociales de la population; enfants de la bourgeoisie, de l’artisanat ou des classes ouvrières s’y côtoient et Charles Margue est frappé très jeune par les différences sociales.
Avec un grand-père ministre, une mère, fille de notable rural et un père avocat, député et échevin, l’héritage familial est résolument politisé et étiqueté chrétien-social. Les convictions de la droite conservatrice des années soixante se heurtent aux aspirations de la jeunesse contemporaine sur le ring des libertés sociétales. Les parents ont connu et apprécié le Concile Vatican II, mais ne comprennent pas les aspirations libérales de la jeunesse. Sur les bancs jésuites à la JEC, Charles Margue est formé par des aumôniers trentenaires qui contaminés par le virus de mai 68, véhiculent une idéologie emprunte de la gauche humaniste; «donnez un sens à votre présence dans votre lycée» est alors un moteur pour beaucoup d’élèves.

De l’Athénée au Michel-Rodange…
Après l’Athénée, «établissement poussiéreux», il passe au Lycée Michel Rodange. Les classes sont mixtes est les jeunes stagiaires comme Marie Delvaux (ancienne ministre des gouvernements Junker-Poos), Charles Berg (professeur émérite de l’Uni.lu), Gast Mannes (bibliothécaire à la Cour grandducale) ou encore Nicole Metzler (épouse de l’archéologue et conservateur honoraire du Centre national de recherche archéologique) sont des précurseurs. Ces post-soixante-huitards enseignent différemment et laissent place à la pensée des élèves. Ces professeurs sont sous la direction respectée de Pierre Goedert, grand homme de dialogue qui fait des remontrances aussi bien aux élèves qu’aux professeurs, «c’était le genre de directeur à s’assoir discrètement au fond de la salle pour suivre les cours pour observer enseignants et élèves».
Le lycéen chine les savoirs et lit des ouvrages comme “Ce que je crois“ de Roger Garaudy, «avant qu’il ne dégénère» souligne-t-il en souriant. À quinze ou seize ans, Charles prend une certaine indépendance à l’égard de ses parents et se reconnait dans la quête de liberté de l’époque – allant jusqu’à cacher le disque de la comédie musicale “Hair“ sous son lit, «Nous avions besoin d’ouvrir les portes pour nous échapper des archaïsmes».
Son père n’est cependant pas aussi conservateur dans sa vie privée que dans sa vie politique. Indépendant et marginal dans son propre parti, il prône l’accueil des vagues migratoires espagnoles et italiennes. Celui qui vote contre toutes les réformes libertaires, de la contraception à la libéralisation du divorce voit son fils partir six semaines durant, dans un voyage humanitaire au Bénin avec l’ASTM en compagnie de huit jeunes en 1975. Une expérience qui marque le jeune homme et le pousse à épouser les sciences sociales.

Un Paris bouillonnant
Il obtient une licence en Sociologie en 1980; alors en plein giscardisme, il suit l’affaire des diamants de Bokassa et voit la jeunesse française gronder. Il décroche une maîtrise en sciences politiques en 1981; la même année de l’élection de François Mitterrand à l’Elysée. Au 10 mai, il se trouve à Paris chez des copains avec entre autres Alex Bodry (président du LSAP) encore étudiant en droit à la Sorbonne qui «explose de joie» lorsque le crâne du nouveau président de la république se dévoile à la télévision.
Les années 60 étaient un lieu d’oppositions entre anciens et progressistes. 1975 : La Chute de Saigon au Vietnam, la Révolution des Œillets et le combat de libération des colonies portugaises. Il n’est pas si loin le temps où il distribuait des tracts lors de la “Schlussprozessioun“ de l’Octave sous la menace d’ouvriers portugais infiltrés par PIDE (services secrets), souvent d’anciens soldats des colonies de Salazar. Il se souvient aussi de la visite de la sureté de l’Etat le lendemain.
Il passe un DESS en démographie en 1983 et se reconnait dans la démarche sociologique bourdieusienne, celle d’une sociologie engagée qui produit un discours inscrit dans la pratique. En 1985, il décroche un DESS en gestion des services de santé.
«La statistique n’existe pas pour elle-même; elle ne sert qu’à la compréhension», nous explique-t-il. Et d’ajouter «je me refuse d’être un fétichiste du chiffre». Il définit les sondages d’opinion comme un éclairage à l’opinion publique sur ce qu’elle pense elle-même et dit du statisticien, qu’il est un éclaireur.
En première ligne lors du référendum (peut-être même celui qui était au plus proche des mouvances du vote) il nous explique qu’un an avant les résultats, les deux tiers des jeunes étaient pour le vote des étrangers. Au résultat final, ils n’étaient même plus qu’un tiers. «Notre mission, c’est de chercher ce chiffre qui pose plus de questions qu’il n’en explique»; il défend la thèse que les jeunes, n’ayant pas de réelle formation civique, ont été influencés par leurs parents. Le doute semé par les anciennes générations ont fait plier leur générosité. La moyenne d’âge des électeurs luxembourgeois est au-delà de cinquante ans (53 selon le Statec); leur pragmatisme a fait le reste.

«Un référendum, ça se prépare»
C’est ce qu’il a dit au Premier ministre. Il est conscient que le peuple n’a pas toujours raison sur les questions sociales. Se rappelant surement que les français en 1981 étaient majoritairement pour la peine de mort ou qu’Hitler est arrivé démocratiquement au pouvoir en 1933. Il assure néanmoins l’utilité des instituts de sondage dans leur rôle d’information.
Depuis 2000, la Ville de Luxembourg a connu une augmentation de 18% de sa population avec essentiellement des étrangers; le visage du quartier de Hollerich est inéluctablement différent de celui qu’il a connu enfant. Et c’est à l’image du pays tout entier.
Veuf depuis huit ans et père de trois enfants (21, 23 et 28 ans), il se veut optimiste pour leur avenir, une solide formation étant la base. Il garde cependant des réserves quant au vivre ensemble luxembourgeois. Dans le Grand-Duché de demain, les luxembourgeois seront minoritaires comme c’est déjà le cas dans la capitale (deux tiers de non-luxembourgeois). Propriétaires de terres, d’immeubles et dépositaires de la citoyenneté luxembourgeoise, ils choisiront les politiques de demain. Alors que les résidents étrangers, les locataires, ceux dont les enfants ont le plus de problèmes à l’école, à la fois main-d’œuvre et décideurs économiques du pays ne l’auront pas.
Charles Margue dénonce un problème démocratique malsain qui en s’accentuant, renforcera la situation perverse actuelle, à savoir qu’il faut la contribution de trois générations pour être propriétaire (la durée d’endettement est doublée de 20 à 40 ans). La préservation de l’acquis semble être pour Charles Margue le plus grand obstacle au vivre ensemble du Luxembourg.